Plus tôt ce printemps, lorsque The Globe and Mail a publié des détails financiers récents des fonds de dotation de certains des plus grands organismes artistiques du Canada, les lecteurs du journal ont eu un aperçu du type de données qui se glissent rarement dans les discussions publiques portant sur la philanthropie et les organismes de bienfaisance. L’article, rédigé par deux des critiques les plus connus du journal, détaille les fonds de dotation se chiffrant par dizaines de millions de dollars d’organismes tels que le Festival de Stratford ou le Banff Centre ainsi que leurs taux de décaissement habituels, leurs tirages pour 2020 et leurs déficits pour la dernière année.
« Les fonds de dotation pour les arts valent des millions », indique le titre. « Alors pourquoi les organismes ne peuvent-ils pas les utiliser pour survivre à la pandémie? »
Cette question provocatrice a ricoché sur l’ensemble du secteur philanthropique en cette année de pandémie. Alors que de nombreux organismes de bienfaisance ont dû faire face au double fardeau d’une demande accrue de services et d’une capacité réduite à obtenir des fonds, certains ont demandé pourquoi les fondations canadiennes — tant publiques que privées — ne puisent pas davantage dans leurs comptes d’investissement pour soutenir les causes qu’elles finançaient précédemment.
Il ne fait aucun doute que certains l’ont fait, comme le reconnaît l’article du Globe. En fait, des personnalités de premier plan dans le monde de la philanthropie, comme l’investisseur à retombées sociales Bill Young, ont cherché à mobiliser leurs pairs afin qu’ils déboursent au moins 5 % de leurs actifs, et beaucoup l’ont fait.
D’autres sont allés plus loin encore, demandant à Ottawa de rajuster le contingent des versements prévu par la loi, qui se situe depuis des années à un taux annuel de 3,5 %. La formule représente le montant minimum calculé qu’un organisme de bienfaisance est tenu de dépenser chaque année pour ses programmes de bienfaisance ou en dons à d’autres œuvres de charité. L’hiver dernier, également dans The Globe and Mail, Rudyard Griffiths, cofondateur de L’Institut du Dominion, a exhorté Ottawa à « doubler le versement annuel minimum des fondations privées afin de le faire passer de 3,5 % à 7 %, et à le maintenir à ce niveau pendant trois ans ».
Pendant ce temps, aux États-Unis, où le contingent des versements est fixé à 5 %, le Council on Foundations a demandé à ses membres d’assouplir les restrictions, d’augmenter les subventions et de contribuer aux fonds d’intervention d’urgence des collectivités. D’autres ont fait pression sur le Congrès afin de combler les lacunes qui permettent aux fondations de se soustraire à leurs obligations de paiement et d’offrir des avantages en espèces au personnel et aux administrateurs — une pratique interdite par la réglementation canadienne.
Les libéraux fédéraux semblent prêts à tenir cette conversation, annonçant dans le budget d’avril un processus de consultation qui débutera plus tard cette année, avec des changements potentiels pour 2022; le cadre de référence n’a pas encore été révélé. (Le Comité spécial du Sénat sur le secteur de la bienfaisance a formulé une recommandation similaire dans son rapport de 2019.) Citant un écart d’un milliard de dollars dans les dépenses de bienfaisance, le budget note que l’octroi de subventions n’a pas « suivi le rythme » de dix années de forte hausse des investissements à long terme des fondations, qui ont totalisé 85 milliards de dollars en 2019 et qui sont probablement beaucoup plus élevés aujourd’hui, compte tenu de l’accroissement important des marchés boursiers depuis avril dernier. (Sur ce total, environ 50 milliards de dollars sont détenus par quelque 6 000 fondations privées.)
Pourtant, la manière dont ce processus se déroule et la question de savoir s’il y aura réellement un changement à l’issue de celui-ci ne sont pas claires, surtout dans un contexte où des élections fédérales à l’automne sont de plus en plus probables. Certains initiés sont sceptiques quant aux motivations du gouvernement et à ce qui pourrait être considéré comme une approche lente destinée, peut-être, à laisser l’ébullition liée à la pandémie et donc l’urgence politique se dissiper. Selon Imagine Canada, les décideurs ont besoin de plus de données avant de pouvoir faire des choix éclairés. Comme le souligne Bruce MacDonald, président d’Imagine Canada, « nous ne sommes pas opposés à des changements en matière de contingent des versements ».
Fondations philanthropiques Canada veut aller encore plus loin. Cette semaine, l’organisme a publié un mémoire pour ses membres, en plus d’annoncer un vaste plan de consultation, devant mener à une réponse plus élaborée qui inclut autant de possibles changements au contingent des versements que d’autres leviers politiques et réformes législatives, y compris des amendements aux règles qui gouvernent les donataires reconnus et les mesures de direction et de contrôle (faisant présentement l’objet d’une proposition devant le sénat) et possiblement un changement en profondeur pour « inciter » les fondations à élargir leurs investissements à retombées sociales liés à leur mission.
Dans une entrevue cette semaine, Jean-Marc Mangin, président de FPC, faisait des hypothèses sur les futures recommandations possibles, comme de « remplacer le contingent des versements » par une politique permettant aux fondations de remplir leurs obligations par une combinaison d’investissements à retombées sociales et de débours traditionnels directement vers le budget d’exploitation des organismes soutenus, ce qui permettrait de passer d’un modèle de subventions à un modèle de capitaux propres. « Ce serait un changement radical qui permettrait de débloquer des milliards de dollars, si nous pouvions le mettre en place », explique-t-il, en ajoutant que l’évaluation d’une telle politique pourrait être complétée d’ici un an. Il ne connaît aucune autre législation qui adopte une semblable approche. « Ce pourrait être une innovation entièrement canadienne. »
Au-delà des détails politiques, la suffisance du taux de contingent des versements actuel en tant que principal outil de régulation de la gestion des actifs de bienfaisance exonérés d’impôts a soulevé des questions difficiles quant à la légitimité politique de la philanthropie en période de crise. « Le contingent des versements du Canada est faible par rapport à celui d’autres pays », observe Susan Phillips, politicologue à l’Université Carleton, qui se spécialise dans les politiques du tiers secteur. « J’ai exhorté les fondations à passer à l’action. »
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Le contingent des versements remonte à un ensemble de réformes fiscales adoptées par un Parlement dirigé par les libéraux au milieu des années 1970. Cette décision faisait suite à des reportages sensationnalistes dans les médias portant sur des organismes de bienfaisance ou des entreprises en démarrage se faisant appeler « fondations », qui collectaient des fonds pour diverses causes, mais qui en consacraient la plus grande partie à leurs propres activités. Comme le soulignait un article d’enquête publié dans The Globe and Mail en 1975, « les fondations de bienfaisance ne sont pas tenues de divulguer leurs activités. La plupart d’entre elles ne le font pas, mais les activités peuvent être utilisées à des fins de déductions fiscales, alors que les représentants du gouvernement refusent de dévoiler les détails et défendent une politique du secret ».
Les changements qui ont suivi ont conduit à une plus grande transparence et introduit des règles régissant les déboursements qui s’appliquent à la fois aux organismes de bienfaisance et aux fondations. Ces règles étaient basées sur des formules compliquées pour déterminer les taux minimaux de dépenses. Pour les fondations, le taux de contingent des versements s’est maintenu à 4,5 % jusqu’à l’éclatement de la bulle Internet au début des années 2000, qui a provoqué la chute de la valeur des actifs des fonds de dotation. Les organismes philanthropiques se sont regroupés pour faire pression afin d’obtenir une réduction du contingent des versements. « La crise a éclaté parce que les organismes de bienfaisance ne pouvaient pas atteindre l’objectif fixé », explique Margaret Mason, avocate spécialisée dans les organismes de bienfaisance à Vancouver pour Norton Rose Fulbright Canada et présidente du conseil d’administration d’Imagine Canada.
Ottawa a réagi en 2004 en abaissant le taux à 3,5 %, une mesure décrite comme la « révision la plus importante des règles fiscales touchant les organismes de bienfaisance » dans les 20 dernières années par deux avocats commentant dans The Philanthropist. À peine six ans plus tard, dans le sillage de la crise du crédit de 2008, le gouvernement de Stephen Harper modifiait encore les règles en exemptant les fondations dont le total des actifs est inférieur à 25 000 $ et en simplifiant la formule permettant de calculer le taux afin de réduire les frais juridiques et comptables, explique Mme Mason.
En outre, le gouvernement a exempté la Mastercard Foundation, la seule mégafondation du Canada, de l’exigence du taux de 3,5 % du contingent des versements, permettant à l’organisme de répartir ses dons en raison de la taille de ses avoirs (neuf milliards de dollars). Cette entente prendra toutefois fin cette année.
La décision de réduire le contingent des versements est contestée depuis longtemps. « Une mauvaise décision », dit Alan Broadbent, fondateur de Maytree et PDG d’Avana Capital. « J’y ai toujours été opposé. Si votre objectif philanthropique est la portée, ce n’est pas une bonne approche. »
D’autres soulignent le fait que les dons de bienfaisance aux fondations représentent un manque à gagner fiscal, y compris sur les gains en capital, qui serait autrement disponible pour les dépenses en services publics. « Mon problème est que 96 % des actifs sont toujours intacts », déclare Jehad Aliweiwi, directeur général de la Laidlaw Foundation. « Nous sommes subventionnés par le public; ce ne sont plus des fonds privés. »
Mais certains dirigeants de fondations et avocats spécialisés dans les œuvres de bienfaisance remettent en question le principe de la pression exercée par les critiques pour augmenter le contingent des versements. « Ils doivent vraiment se demander s’il y a un problème à résoudre », déclare Robert Hayhoe, associé chez Miller Thomson. « La plupart des gens qui dirigent des organismes de bienfaisance veulent faire des gestes charitables. Ce n’est pas un domaine où je vois une quantité énorme d’abus. »
M. Mangin souligne que les dernières données compilées à partir des relevés T3010 déposés en 2017-2018 indiquent que le taux de décaissement réel était d’environ 4,1 % : « [3,5 %] est un seuil, mais la plupart des fondations se situent au-dessus de ce seuil. »
Alors que les données de 2020 commencent à peine à nous parvenir, il est presque certain que des actifs de nombreuses fondations auront connu une croissance significative en raison de la hausse du marché qui s’est poursuivie presque sans relâche depuis le printemps dernier, un point mentionné dans les documents budgétaires. Selon Mme Mason, l’augmentation de la valeur des portefeuilles comporte son lot de défis. Lorsque les marchés sont en pleine expansion, remarque-t-elle, certains organismes ne peuvent pas dépenser les recettes assez rapidement.
D’autres ont mis en garde contre les risques d’octroyer des subventions excessives. Comme le souligne la Fondation Lucie et André Chagnon dans une déclaration portant sur ses politiques de décaissement avant la pandémie relativement à son engagement à réduire les inégalités : « Une fondation peut faire plus de mal que de bien en versant de grosses sommes sur une courte période à des collectivités mal préparées à les recevoir, puis en les privant entièrement de financement lorsqu’elle se retire. Une perspective à long terme est l’une des caractéristiques du financement des fondations. » M. Mangin ajoute que si le contingent des versements est trop élevé par rapport au rendement du marché, certains gestionnaires financiers de fonds de dotation seront contraints de faire des choix d’investissement plus risqués simplement pour générer un rendement suffisant pour franchir le seuil.
M. Broadbent ne croit pas à ces arguments et fait remarquer que le secteur des fondations a été beaucoup plus actif à persuader le gouvernement fédéral de réduire le contingent des versements lorsque les marchés étaient en crise qu’il l’est pour assouplir le taux alors que les marchés sont forts. « Lorsque nous connaissons de forts rendements de 12 % à 15 %, nous n’argumentons pas en faveur de l’augmentation du contingent des versements. »
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Bien que les avis soient partagés, il semble évident que le gouvernement fédéral examinera les dernières données pour déterminer s’il convient ou non de procéder à des modifications législatives. Il est certain que les responsables de PFC et d’Imagine Canada font pression pour que les décisions soient prises sur la base de renseignements actualisés relativement à l’octroi de subventions et aux rendements. Susan Phillips, à l’Université Carleton, indique qu’un membre de son équipe de recherche réalise actuellement une étude portant sur les niveaux de décaissement.
Un article d’Iryna Khovrenkov, économiste à l’Université de Regina, paru en 2019 dans le Public Finance Review donne quelques indices sur ce que les analystes du secteur et du gouvernement pourraient découvrir. En examinant le rendement de près de 5 700 organismes de bienfaisance communautaires et d’aide sociale entre 1997 et 2008, une période qui coïncide avec la réduction du contingent des versements, Mme Khovrenkov a constaté que les versements des fondations ont stimulé les dons individuels à ces organismes en leur signalant leur crédibilité, une conclusion qui suggère que les politiques visant à augmenter les subventions des fondations produisent des retombées positives.
Bien qu’elle souligne dans une entrevue par courriel que l’incidence des changements apportés au contingent des versements reste floue, Mme Khovrenkov cite d’autres recherches montrant que les grandes fondations (dont les actifs totalisent plus d’un million de dollars) ont réduit leurs subventions après 2004 jusqu’au seuil du contingent des versements, alors que les fondations de taille moyenne ont augmenté les leurs au-dessus de ce seuil. « En conséquence, explique-t-elle, les bénéficiaires des organismes de bienfaisance auraient reçu des subventions moins importantes de la part des grands bailleurs de fonds, en particulier des fondations privées. » Mme Khovrenkov estime également que si le contingent des versements avait été fixé à 4,5 % au lieu de 3,5 %, il aurait pu augmenter les subventions de pas moins de 2 milliards de dollars en 2018, une année au cours de laquelle les fondations ont déboursé environ 7 milliards de dollars en dons.
Elle reconnaît que le calcul est « brut » et que d’autres facteurs entrent en jeu. Certains de ces facteurs concernent d’autres éléments des règlements régissant les fondations de bienfaisance, par exemple, les restrictions sur les dons aux donataires reconnus seulement, qui limitent le nombre de bénéficiaires potentiels, ou l’incidence des règles désuètes de direction et de contrôle, qui limitent l’aide internationale. « Sous le capot, dit M. Mangin, la situation est beaucoup plus compliquée qu’on peut le croire aux premiers abords. »
Mme Mason, pour sa part, pointe du doigt la culture philanthropique, et notamment la façon dont certains donateurs insistent pour protéger le capital à tout prix. Elle conseille vivement aux clients qui créent des fondations familiales ou qui font des dons à des établissements, tels que des hôpitaux, d’éviter d’imposer des restrictions à leurs contributions. « Si vous possédez tout l’argent, pourquoi vous restreindriez-vous volontairement à ne pas dépenser le capital? », demande-t-elle. Cependant, les donateurs le font, et cette pratique limite considérablement la flexibilité des gestionnaires d’investissement de fondations et de leurs administrateurs en période de besoin accru. « Pour moi, ce n’est pas une question de pourcentage, dit-elle. C’est une question de calcul. » Sur ce point, M. Broadbent est d’accord : « La perpétuité, dit-il, n’est pas ce qu’on suppose qu’elle est. »
Dans certains cas, la solution de rechange prend la forme d’un investissement social par la fondation. « L’octroi de subventions n’est pas le seul moyen de créer des retombées », explique Allison Felker, directrice générale de la Vancity Community Foundation (VCF). La VCF et certaines autres fondations ont, par exemple, défini leurs politiques d’investissement afin de permettre de proposer des prêts hypothécaires à faible coût aux fournisseurs de logements à but non lucratif. Le contingent des versements est « un outil dont nous disposons pour créer le changement », observe-t-elle, ajoutant qu’idéalement, « lorsque nous examinons le contingent des versements, nous examinons le contexte plus vaste ». Même avant la publication du mémoire de FPC cette semaine, certains observateurs laissaient entrevoir la possibilité de comptabiliser les investissements à retombées sociales dans le cadre d’un contingent des versements plus élevé afin de mieux harmoniser les subventions et les types d’investissement que réalisent les fonds comme la VCF. Comme M. Mangin le souligne, une équipe de FPC a déjà recommandé il y a une décennie d’allouer 10 % des avoirs des fondations à des projets liés à leur mission, comme le logement abordable. « Nous n’approchons pas du tout ce 10 % dans notre secteur », termine-t-il.
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Il reste à voir dans quelle mesure les consultations relatives au contingent des versements seront limitées ou étendues, si elles produiront plus que du travail inutile pour les décideurs, ainsi que ce qui arrivera de ce dossier après une élection fédérale. M. Broadbent fait preuve d’un optimisme prudent quant au fait que la révision à venir est « réelle ». Mais Jehad Aliweiwi estime que l’exercice ressemble, selon lui, à un signal indiquant que la réforme ne figure toujours pas sur la liste des priorités politiques du gouvernement. « Les perspectives de cette situation sont très mauvaises, explique-t-il. Ils proposent de faire une consultation, mais pourquoi? Nous savons que les collectivités souffrent. »
Robert Hayhoe, pour sa part, affirme qu’il n’est pas opposé à la révision du contingent des versements, mais qu’il ne veut pas que des règlements supplémentaires accompagnent les modifications. Margaret Mason, quant à elle, estime qu’il convient de revenir aux principes de base et de se demander pourquoi le contingent des versements existe. « Devons-nous continuer de cette façon? demande-t-elle. Quel est l’objectif réglementaire? »
En fait, comme le remarque Mme Khovrenkov, « la plupart des fondations européennes ne sont pas tenues par le gouvernement de débourser une partie de leurs revenus ou de leurs actifs. (Les exceptions sont les fondations finlandaises, allemandes, espagnoles, suédoises et britanniques.) Ces fondations accordent volontiers des subventions importantes pour soutenir leurs secteurs caritatifs respectifs. La question est donc de savoir quelles politiques devraient être mises en place pour encourager les dons des fondations au Canada ».
D’ici quelques mois, les factions qui composent les secteurs des organismes de bienfaisance et des fondations du Canada sauront si Ottawa a l’intention de faire face à un resserrement financier et quels seront les détails de la réforme du contingent des versements. Comme le dit Mme Phillips, « nous sommes dans une période critique ».
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John Lorinc est journaliste et rédacteur basé à Toronto en plus d’être conseiller de rédaction de The Philanthropist Journal.