Authors: Juan-Luis Klein, Jean-Marc Fontan, Denis Harrisson, et Benoît Lévesque1
Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), Université du Québec à Montréal
mots clés : Co-construction; Gouvernance; Économie sociale; Économie plurielle; Innovation sociale; Modèle québécois; Québecintr o duction ce texte vise à d onner un aperçu de l’appro che développée par le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) en regard du « modèle qué- bécois »2 . Il s’agit d’une approche qui a été développée à travers des projets de recherche qui portent sur les innovations sociales dans le travail et l’emploi, dans les conditions de vie, et dans le développement des territoires, soit les trois axes dans lesquels s’inscrivent les travaux qui se rattachent au CRISES3 . Il va sans dire que nous faisons un effort pour établir des liens entre ces axes, ce qui nous amène à voir les innovations sociales dans le cadre de dynamiques sectorielles interreliées.
Nous procédons en quatre temps. D’abord, nous présentons les bases théoriques dont s’inspire notre réflexion. Ensuite, nous identifions les grands éléments qui caractérisent l’innovation sociale au Québec dans les trois domaines identifiés. Puis, nous abordons les principaux défis qui se posent au modèle québécois pour conserver son impulsion innovatrice. En conclusion, nous rappelons les principaux aspects de l’innovation sociale que l’analyse du cas québécois permet de mettre en lumière.
Les innovations sociales: jalons théoriques et historiques
Les innovations sociales prennent souvent racine dans des contextes de crise où le cad—re institutionnel existant s’avère insuffisant pour trouver des réponses aux nouveaux problèmes sociaux. L’hypothèse qui inspire cet article est que le modèle québécois est le résultat de vagues d’innovations sociales qui ont évolué avec le temps. Nous postulons que la dernière vague d’innovations remonte à la crise du système industriel de production et du mode de régulation fordiste qui connaît son apogée au début des années 1980. Cette crise profonde a donné lieu à des expérimentations et des innovations qui ont transformé l’environnement institutionnel de la société québécoise, ce qui a contribué à lui donner une impulsion innovatrice qui s’est fait sentir jusqu’au début des années 2000. Depuis, le contexte politique, social et économique a changé, donnant à voir l’épuisement de l’onde d’innovation impulsée pendant les années 1980 ainsi que de nouveaux problèmes et besoins pour lesquels les solutions instituées sont insuffisantes. Le contexte est ainsi de nouveau propice à de nouvelles expérimentations et à la régé- nération de l’innovation.
L’innovation sociale et l’environnement institutionnel
Comme pour l’innovation technologique, les innovations sociales se produisent dans des lieux précis et à des moments déterminés (Perroux, 1986). Elles sont expérimentées dans des organisations (entreprises, corporations, organismes à but non lucratif, etc.), ce qui donne lieu à des processus où l’innovation se diffuse dans le temps et dans l’espace à travers des tensions et des compromis. La rapidité et l’ampleur de la diffusion de l’innovation dépendent du secteur d’activités et de la dynamique d’acteurs dans lesquels s’insère l’organisation innovante. Elles dépendent aussi de la capacité de l’organisation d’établir un rapport de forces qui renverse les blocages sociaux et culturels posant obstacle à sa diffusion. C’est pourtant par la diffusion des innovations sociales à un grand nombre d’organisations et par leur adoption par une diversité d’acteurs que leur institutionnalisation peut avoir lieu, permettant ainsi à la société de se transformer (Klein et Harrisson, 2007).
Les innovations sociales sont donc l’œuvre d’acteurs sociaux qui agissent dans des contextes institutionnels précis (Harrisson, 2008). Ces contextes influent sur la nature, la mise en œuvre et la portée des innovations (Hollingsworth et Boyer, 1997). Elles jalonnent une dynamique où se combinent, d’une part, le « path dependency » (la dépendance des sentiers), soit l’imbrication des acteurs dans leur environnement institutionnel, et d’autre part le « path building », soit la capacité des acteurs de transformer cet environnement (Fontan, Klein et Tremblay, 2008). L’innovation sociale prend ainsi place dans des contextes conflictuels où des acteurs sociaux, qui ont des intérêts différents, voire opposés, participent tout en les transformant à des arrangements institutionnels complémentaires mais hiérarchisés.
Ces contextes cadrent la diffusion et orientent les modes d’institutionnalisation des innovations sociales. Ces modes d’institutionnalisation sont différents, ce qui explique l’existence de multiples systèmes d’innovation sociale qui opèrent à plusieurs niveaux à travers des filières complémentaires. C’est ce que nous montrerons à travers l’analyse du cas québécois.
Le cas québécois
Le Québec représente une formation sociale aux caractéristiques spécifiques dans le contexte de l’Amérique du Nord (Côté, Lévesque et Morneau, 2007). Aux caractéristiques bien connues liées à sa culture, sa langue, sa religion et son code civil, il faut ajouter des modalités de gouvernance où l’acteur public (l’État) et l’acteur social (notamment l’économie sociale) sont au centre d’un « régime » caractérisé par la pluralité et par l’hybridation des formes organisationnelles (Lévesque, 2001a; Fontan, Klein et Tremblay, 2005; Bouchard, Bernier et Lévesque, 2003).
Au début des années 1960, la Révolution tranquille—ce vaste processus de modernisation politique, économique, sociale et culturelle qui a traversé le Québec—a mis en place un mode de gouvernance largement keynésien caractérisé par la présence prédominante de l’acteur public, rendant le Québec très différent des autres sociétés nord-américaines, où la part de l’État dans la dispensation des services sociaux et dans le développement
économique est moins forte. Ce mode de gouvernance était innovateur dans les années 1960, mais le caractère hiérarchique et rigide de la régulation keynésienne a fini par freiner l’esprit innovateur insufflé par la Révolution tranquille, ce qui a suscité de fortes critiques (Brunelle, 1978). Or, dès les années 1980 (et c’est surtout sur cela que nous nous concentrons dans ce texte), la crise du fordisme et la remise en question du monopole étatique de la production des services publics relance l’esprit innovant principalement, mais pas exclusivement, grâce à l’impulsion des mouvements sociaux (Favreau et Lévesque, 1996; Comeau et al, 2001). Le Québec devient alors une pépinière d’idées et d’expérimentations mettant l’accent sur, entre autres, la solidarité et la démocratie (Vaillancourt, 2002) et sur de nouvelles formes de développement économique orientées vers le partenariat (Klein, 1992).
Ces expérimentations se traduisent par une convergence relative de trois sphères socioé- conomiques : les sphères du privé, du public et du social. Tantôt sous l’impulsion gouvernementale, tantôt sous celle du patronat et tantôt sous celle de mouvements sociaux, cette convergence contribue à la mise en œuvre d’une gouvernance hybride où la convergence des acteurs a une forte base identitaire (Fontan, Klein et Tremblay, 2005). Pour les organisations publiques, les syndicats et nombre d’organisations communautaires et de représentants du patronat, c’est en effet la spécificité nationale québécoise et leur attachement à cette spécificité qui les amènent à converger autour du besoin d’assurer le développement du Québec et notamment à apporter une réponse au principal problème créé par la crise des années 1980, celui du chômage.
La réponse à la crise des années 1980 amorce ainsi un cycle d’innovations sociales qui transforment la société québécoise. Ce cycle se poursuit jusqu’à la fin des années 1990 quand la force de l’institutionnalisation limite la poussée de l’expérimentation, dont les effets sont sérieusement remis en question à partir de 2003. C’est alors qu’arrive au pouvoir un parti libéral proposant un programme qui favorise une « réingénierie » de la gouvernance du Québec. Cette réingénierie mise sur le capital privé à travers des partenariats publics et privés (PPP) et une participation sociale davantage individuelle
à travers divers forums, ce qui diminue la présence des acteurs collectifs et l’importance des formes partenariales de gouvernance mises en œuvre entre 1980 et 2003. Mais cette réingénierie ne parvient pas à éliminer les pratiques instaurées dans les années 1980, notamment celles qui ont trait à la présence de l’économie sociale et des organisations de la société civile dans le développement social et économique, à cause de leur ancrage institutionnel (Lévesque, 2005). En fait, dans certains domaines, comme celui de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, la société civile gagne plutôt en reconnaissance (Klein et al. 2010).
Les innovations sociales dans un modèle québécois renouvelé en 1980
Nous insistons dans ce texte sur les innovations sociales amorcées à partir de 1980 et ce, comme on l’a précisé, dans trois domaines : le travail et l’emploi, les conditions de vie et le développement des territoires, autant de domaines qui donnent à voir des innovations sociales spécifiques mais qui s’imbriquent dans un système d’échelle québécoise. L’analyse de ces domaines nous amènera d’abord à caractériser le contexte qui explique leur mise en œuvre et à identifier les principaux acteurs qui prennent part aux processus d’innovation. Par la suite, nous analyserons ces domaines en dégageant les éléments qui expliquent leurs interrelations.
Les acteurs de l’innovation sociale: la part des acteurs sociaux
La mobilisation des acteurs sociaux a été cruciale dans la mise en place du modèle québécois. Dans un premier temps, les mobilisations citoyennes des années 1960 revendiquaient une plus grande présence des pouvoirs publics dans le développement économique, dans la fourniture de services et dans l’aménagement du cadre de vie. Ces mobilisations seront d’abord celles des syndicats et des comités de citoyens en milieu urbain pour la période de 1963 à 1968, puis celles de défense des milieux ruraux menacés de 1970 à 1975 (Bélanger et Lévesque, 1992). Assez rapidement, les revendications se spécialisent et se radicalisent, ce qui génère un foisonnement d’actions collectives plus spécialisées (condition féminine, domaine culturel, environnement, etc.). Toutes ces actions s’inscrivent dans un registre qui a été caractérisé comme celui du « syndicalisme du cadre de vie » (Favreau, 1989; Lévesque, 1984). En raison de la crise de 1980, ce registre change et les actions collectives s’orientent vers une participation des mouvements sociaux à la recherche de solutions aux problèmes sociaux et économiques, ce qui transforme les organisations de la société civile en partenaires et constitue un élément majeur des innovations qui modifient le modèle québécois.
Dans le domaine du travail, les entreprises du Québec ont connu diverses expériences en matière d’organisation du travail telles la polyvalence des tâches et les équipes de travail (Bélanger, Grant et Lévesque, 1994). Dans le but de mieux les encadrer, les centrales syndicales, en particulier la Centrale des syndicats démocratiques (CSD), pionnière en cette matière, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) puis, de manière plus critique, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) ont tour à tour saisi l’occasion de renouveler l’organisation du travail afin de revoir leur rôle dans l’atelier de travail, puis dans le style de négociation en introduisant la négociation raisonnée. Mais ce n’est pas dans le domaine de la démocratisation des formes du travail que le Québec a connu des innovations sociales majeures. Ces innovations concernent davantage le rôle de la structure syndicale même dans la gouvernance du développement économique.
En effet, en réaction au chômage et à la fermeture d’entreprises provoqués par la crise de 1980, les centrales syndicales ont créé des fonds de retraite conçus pour soutenir la création d’emplois, notamment en investissant du capital patient dans de petites et moyennes entreprises. Le Fonds de solidarité de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) est créé en 1983, et Fondaction, le Fonds de développement de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), en 1996 (Lévesque et al, 2000). Au plan de l’innovation, ces fonds résultent d’un long apprentissage et d’interventions syndicales sur le terrain de l’économie et de la finance. Ces innovations reposent sur la mise en relation d’acteurs qui ne sont généralement pas en relation ou qui ne le sont que dans la négociation de conflits, soit des travailleurs syndiqués, des conseillers financiers, des entrepreneurs capitalistes et des banquiers.
Dans le domaine des conditions de vie, suite à la crise de 1980, l’action citoyenne s’oriente vers des formules proches de la coopération (Lévesque, 1984). Dans un premier temps, les citoyens et citoyennes prennent l’initiative de créer des services par eux-mêmes plutôt que de demander à l’État de le faire. Les services relevant de l’État-providence s’orientaient vers l’accès universel et la gratuité alors que les initiatives de la société civile revendiquent la démocratisation dans la dispensation des services. Dès lors, des alliances seront possibles entre les usagers des services et les professionnels pour une reconfiguration à la fois des rapports de production et de consommation (Bélanger, Lévesque et Plamondon, 1987). Les acteurs concernés sont non seulement les nouveaux mouvements sociaux (groupes de femmes, groupes communautaires, groupes écologiques) mais aussi les syndicats, les représentants de collectivités locales et même ceux des administrations publiques.
Quant au domaine du développement des territoires, la crise de 1980 provoque un ré- alignement des options des acteurs en ce qui concerne leurs revendications territoriales (Lévesque, 2007; Tremblay, Klein et Fontan, 2009). Les organisations communautaires créent des corporations de développement communautaire (CDEC) par lesquelles elles prennent un rôle actif dans le développement économique et social à l’échelle locale (au niveau des quartiers), changement favorisé par la réforme du cadre de l’aménagement du territoire, avec la création des municipalités régionales de comté entre 1979 et 1983 et, à Montréal en particulier, la création des arrondissements à la fin des années 1980. Ces réformes territoriales jumelées à la redéfinition des organisations intermédiaires d’appui au développement aboutiront à la création des Centres locaux de développement (CLD), soit l’organisation qui canalise l’appui aux initiatives de développement en milieu local à partir de 1998.
Vers des systèmes interreliés d’innovation sociale
Bien qu’ils constituent autant de sous-systèmes d’innovation sociale, les trois domaines analysés sont interreliés et sont chacun caractérisés par trois dimensions très importantes, qui synthétisent la lecture qu’on peut faire de l’innovation sociale à travers l’analyse du modèle québécois. La première de ces dimensions porte sur la gouvernance. La deuxième porte sur la co-construction des politiques publiques et sur la coproduction des services. La troisième porte sur la contribution des différents acteurs à un modèle économique pluriel.
Au niveau de la gouvernance, des organisations sectorielles qui, en représentant des acteurs socioéconomiques, agissent comme interlocutrices du gouvernement assurent un niveau d’interrelation intersectorielle. Le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité, le Chantier de l’économie sociale ou Solidarité rurale du Québec, les organisations syndicales et intersyndicales, pour ne parler que de ces organisations, constituent des réseaux d’acteurs à l’échelle du Québec. Ces réseaux assurent une coordination transversale et une représentation auprès du gouvernement, ce qui favorise les compromis entre les options des acteurs sociaux et les instances publiques, c’est-à-dire la co-construction des politiques publiques et le partenariat dans la mise en œuvre de celles-ci. Les différents acteurs tendent à partager ces grands objectifs. Les syndicats, les organisations communautaires et les organisations d’économie sociale sont présents dans ces trois dimensions, ce qui favorise l’apprentissage, la convergence de ressources et la pluralité économique. Dans tous les cas, ce qui est visé, c’est la démocratisation et même la participation de l’ensemble des acteurs à la prise de décisions (Bouchard, Lévesque et St-Pierre, 2008).
L’influence des mouvements sociaux sur les politiques publiques résulte de deux processus : d’une part, l’institutionnalisation des expérimentations réalisées par les organisations de la société civile; d’autre part, un partenariat entre les acteurs publics et les acteurs sociaux. C’est par l’institutionnalisation des innovations que le mouvement social s’inscrit dans des compromis qui définissent le cadre politique de la régulation sociale transformant ainsi les institutions. Par le partenariat, les organisations de la société civile participent à l’exécution des politiques (Lévesque, 2001b). Le rapport de la société à l’État apparaît ainsi comme un élément fondamental dans un système d’innovation sociale. Cependant, ce rapport peut prendre plusieurs formes, soit de sous-traitance, de coexistence, de supplémentarité ou de co-construction, mais c’est dans cette dernière forme, la co-construction (définition conjointe des politiques publiques et partenariat dans leur mise en œuvre), que réside l’innovation institutionnelle qui caractérise ce rapport et qui consiste en la capacité d’institutionnaliser les innovations expérimentées dans les organisations et les collectivités locales (Lévesque, Malo et Thiry, 2001).
Les défis posés à l’innovation sociale : le besoin de régénération
Malgré les avancées indéniables dans le sens d’une plus grande démocratisation de la société québécoise, les défis auxquels fait face l’innovation sociale au Québec sont
énormes. Ces défis relèvent non seulement des caractéristiques spécifiques des sentiers institutionnels où les innovations sociales ont pris racine et qui leurs posent des limites, mais aussi du fait que, comme toute innovation4, l’innovation sociale a un cycle de vie limité et qu’elle s’épuise. Son principal défi est donc de se régénérer.
D’abord, dans le domaine du travail, les fonds de travailleurs créés par les centrales syndicales pour intervenir dans le financement des entreprises sont devenus des acteurs économiques incontournables et ont une influence sur des projets importants d’investissement, limitant ainsi les pertes d’emploi dans plusieurs domaines en difficulté, comme on a pu le voir lors de la crise financière récente. Par ailleurs, ils appuient le développement des collectivités et, surtout dans le cas de Fondaction, les projets des entreprises d’économie sociale, ce qui renforce la position de celles-ci au sein du système socioéconomique québécois et par le fait même le caractère pluriel de l’économie qué- bécoise.
Cependant, la démocratisation du travail et la redéfinition de la place du travailleur dans l’usine sont à faire. Les centrales syndicales continuent à encadrer certaines expériences innovantes, mais sans l’enthousiasme du début parce que les changements apportés ont rapidement emprunté la voie de l’efficacité et du rendement économique aux dépens d’une amélioration des conditions de travail et de la consolidation des liens de solidarité au travail.
Dans le domaine des conditions de vie, le principal défi réside dans le lien entre les organisations d’économie sociale, les organisations communautaires et l’État, notamment en ce qui concerne la reconnaissance, le financement, la régulation et la normalisation des actions de ces organisations (Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003). Avec des demandes de prise en main de la part des citoyens et des collectivités puis avec la crise des finances publiques, l’État a accepté de décentraliser des services et des responsabilités, mais sans nécessairement fournir toutes les ressources financières correspondantes. La dépendance financière des organisations amène donc celles-ci à accepter, voire à chercher, des fonctions qui les dévient de leurs missions premières et les inscrivent dans des relations qui oscillent entre le partenariat et la sous-traitance.
En ce qui a trait au développement local, l’enjeu concerne l’intégration entre, d’une part, l’action des organisations qui participent à la gouvernance de l’appui à l’entrepreneuriat– et qui le font dans la lignée des revendications d’autonomie des mouvements sociaux urbains et ruraux—et d’autre part les autres actions, publiques ou privées, qui ont des effets sur la qualité de vie et l’économie locales mais qui échappent au contrôle de ces organisations, et qui ont beaucoup plus de ressources. En même temps, l’encouragement de l’initiative locale peut favoriser la concurrence entre les collectivités pour l’attraction d’investissements publics et privés, ce qui, à terme, défavorise les collectivités locales et accentue les inégalités.
Ainsi, il importe que les organisations de gouvernance locale comme les CLD et les CDEC assument un rôle d’intermédiation horizontale et verticale, soit entre les différents acteurs qui interviennent dans la création de richesse et entre les différents paliers, de façon à transformer la stratégie de développement local en une de développement territorial impulsé par l’initiative locale mais coordonné et intégré aux divers niveaux de la société (Klein et al. 2009), ce qui exige une coordination entre la base, l’État et des instances internationales. Par ailleurs, la responsabilisation des collectivités locales ne devrait pas dégager l’État de sa responsabilité à l’égard des collectivités les plus défavorisées.
Tous ces défis soulèvent la question du rapport de l’acteur social à l’État. Le rapport de l’État avec les organisations intervenant dans la solution des problèmes collectifs et dans leur mise en application peut prendre trois formes (Evers et Laville, 2004) : 1) la forme tutélaire; 2) la forme d’un quasi-marché où l’État rend solvable la demande; et
3) la forme partenariale où l’État tient compte de la spécificité des organismes, ce qui est notamment le cas là où la co-construction des politiques publiques est possible. Au Québec, la forme partenariale est importante, mais le rapport à l’État représente toujours une dynamique en construction et en reconstruction, c’est-à-dire changeante et dépendante de l’influence et du pouvoir des différents acteurs. En fait, le grand défi est celui de conserver le dynamisme innovateur des organisations, surtout à l’égard des nouveaux enjeux qui traversent les sociétés, en ce qui concerne par exemple la pauvreté et l’environnement.
Conclusion
L’examen du cas québécois permet de combiner certaines notions, généralement utilisées séparément, pour mieux éclairer l’apport des innovations sociales à la transformation sociétale. Ainsi, il y est apparu que l’innovation peut être considérée à la fois comme processus (ensemble d’interactions s’inscrivant dans le temps et donnant lieu à des essais et erreurs comme on peut l’observer dans les expérimentations qui se diffusent dans le temps) et comme relevant d’un système social d’innovation (réseau d’acteurs et gouvernance, co-construction de politiques publiques, mécanismes institutionnels, ensemble de soutiens et d’outils). Dans cette perspective, la dernière vague d’innovations sociales a permis la constitution d’un système « national » d’innovation, ce qui change désormais la donne. Par ailleurs, la notion de « path dependency » (dépendance du sentier) com—plétée par celle de « path building » (la capacité des acteurs de briser le cadre régulatoire et d’en constituer un autre) fournit une piste complémentaire pour comprendre comment les innovations peuvent s’inscrire dans une transformation sociétale.
Le cas québécois permet de mettre en lumière les composantes d’un système d’innovation sociale dans les petites sociétés comme les scandinaves dont la cohésion est forte. Ce système social d’innovation peut sans doute être caractérisé par ses acteurs mais aus—si par une gouvernance permettant à la fois la concertation et le partenariat, une dé- mocratisation à la fois dans la production des services publics (co-production) et dans l’élaboration de politiques publiques (co-construction) et, enfin, par une diversité de logiques économiques et de formes de propriété que constituent entre autres une économie sociale et une économie publique en complémentarité au secteur privé.
S’il existe une sorte de dépendance du sentier dans le cas québécois, elle est fondée en partie sur la concertation et la cohésion sociale de même que sur une aspiration collective non seulement de survivre comme société francophone en Amérique du Nord mais également de se développer comme société distincte, y compris sur le terrain de l’économie. En l’espace de plus d’un demi-siècle, cette société est passée d’une concertation anti-étatique et conservatrice (1930), à une concertation de type social-démocrate faisant appel à l’État interventionniste comme levier d’un nationalisme économique (1960) et, plus récemment, à une concertation et un partenariat mobilisant une pluralité de composantes de la société civile, dans le cadre d’une économie ouverte (1980).
Ce sont cependant certains éléments cruciaux de cette économie ouverte, soit entre autres la prédominance d’un capital financier qui ne jure que par le court terme, la faible responsabilité environnementale des acteurs économiques qui concentrent le pouvoir, la précarisation et l’internationalisation du marché du travail, l’exclusion de divers secteurs sociaux (par âge, genre, ethnie, etc.), qui soulèvent les nouveaux problèmes auxquels la société québécoise doit faire face. La crise financière de 2008 a dramatiquement révélé l’importance de ces problèmes dans le monde ainsi que l’incapacité des systèmes institutionnels en place pour maîtriser les facteurs qui l’ont provoquée. Ce nouveau contexte devrait interpeller les acteurs sociaux québécois afin que de nouvelles expérimentations régénèrent le modèle québécois et lui redonnent une impulsion innovatrice.
Notes
1. Ce texte s’inspire d’un rapport de recherche intitulé « L’innovation sociale au Québec
: un système d’innovation fondé sur la concertation » réalisé par une équipe du CRISES associée au projet Growing Inequality and Social Innovation: Alternative Knowledge and Practice in Overcoming Social Exclusion in Europe. Ce projet a été mené par un réseau composé de dix-neuf institutions coordonné par Frank Moulaert et financé par l’Union Européenne dans le cadre du programme cadre no 6 (voir Klein, Fontan, Harrisson, et Lévesque, 2009).
2. Pour la notion de « modèle québécois », voir Lévesque (2001a). Précisons que, pour nous, la notion de modèle n’a pas de valeur normative. Elle cherche plutôt à repérer l’ensemble des traits qui caractérisent une collectivité. Ainsi, le modèle apparaît comme une construction a posteriori qui vise une meilleure compréhension des choses, conformément à la méthode de l’idéal-type (Weber, 1965). Selon cette approche, toutes les so—ciétés peuvent être considérées comme des modèles, soit des configurations comprenant un certain nombre de traits et de caractéristiques relativement stabilisés pour former un système (au moins après coup), mais capables aussi d’évolution lorsque les nécessités et les aspirations l’exigent (Lévesque, 2003).
3. Voir www.crises.uqam.ca .
4. Voir à cet égard les travaux de Schumpeter.
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Tremblay, D.-G., Klein, J.-L. et Fontan, J.-M. (2009). Le développement économique local : la théorie, les pratiques, les expériences. Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec.
Vaillancourt, Y. (2002, janvier). Le modèle québécois de politiques sociales et ses interfaces avec l’union sociale canadienne. Enjeux publics/Policy Matters, 3(2). Montréal : IRPP.
Vaillancourt, Y., Jetté, C., et Aubry, F. (dir.). (2003). L’économie sociale dans les services à domicile. Québec : Presses de l’Université du Québec.
Juan-Luis Klein est professeur au département de géographie de l’Université du Québec à Montréal et, depuis 2009, directeur du Centre des recherches sur les innovations sociales (CRISES). Ses enseignements portent sur la globalisation, la géographie socioéconomique et le développement local. Ses projets de recherche actuels portent sur les initiatives territoriales de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, la cohésion sociale en milieu urbain et le développement par l’initiative locale. Il est auteur ou co-auteur de plusieurs livres, chapitres de livre et articles dans des revues scientifiques.
Il est aussi responsable de la collection Géographie contemporaine des PUQ. Email: klein. juan-luis@uqam.ca .
Jean-Marc Fontan est professeur au département de sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Il est spécialisé dans le domaine de l’anthropologie économique et de la sociologie du développement. Ses travaux au sein du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) sont principalement liés à l’étude des modalités de développement socioéconomique et culturel en milieu métropolitain montréalais.
Actif dans le domaine du transfert des connaissances depuis plus d’une vingtaine d’années, il dirige un nouveau dispositif d’intervention liant production des connaissances à croisement des savoirs et des pratiques au sein de l’Incubateur universitaire Parole d’exclués (http://iupe.wordpress.com/). Email: fontan.jean-marc@ uqam.ca .
Denis Harrisson est professeur au département Organisation et ressources humaines de l’École des sciences de la gestion à l’Université du Québec à Montréal et chercheur au Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), qu’il a dirigé de 2003 à 2009.
Son enseignement porte sur les nouvelles tendances en organisation du travail et en relations du travail. Ses travaux portent sur le rôle de la confiance dans la mise en place de mécanismes innovateurs entre les acteurs organisationnels tant du secteur privé que du secteur public, ainsi qu’aux nouvelles formes de coopération entre les syndicats, les associations volontaires et les entreprises. Email: harrisson. denis@uqam.ca .
Benoît Lévesque est professeur émérite à l’Université du Québec à Montréal et professeur associé à l’École nationale d’Administration publique (ÉNAP). Il est membre et co-fondateur du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), qu’il a dirigé de 2000 à 2003. De 2002 à 2010, il a assumé la présidence du Conseil scientifique international du Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC) dont le siège social est à Liège. Il a publié de nombreux articles et ouvrages principalement dans les domaines de la sociologie économique, de l’économie sociale et du modèle québécois de développement. Email: levesque.benoit@uqam.ca .