La collaboration philanthropique que nous avons rapidement su former lors d'une importante campagne électorale est révélatrice des manières dont le secteur de la philanthropie peut soutenir le journalisme local.
Le 24 mars 2025, le premier ministre Mark Carney a déclenché ce qui s’est avéré être une élection cruciale : un débat déterminant sur le leadership, le commerce et la politique étrangère.
Le lendemain, le 25 mars, Joyce Webster, rédactrice en chef du journal East Central Alberta Review, a avoué avoir ressenti une « montagne russe d’émotions » alors qu’elle publiait le dernier numéro de cette publication vieille de 114 ans qui, comme tant d’autres organes de presse au cours des dernières années, a succombé sous le poids des pressions socioéconomiques.
Résultat : il allait y avoir un organe de presse local de moins pour couvrir l’élection, et une communauté moins bien informée. Joyce Webster s’est exprimée ainsi dans son dernier mot de la rédactrice en chef : « Je ne saurais vous dire à quel point je suis triste pour la communauté, car je sais que les journaux communautaires unissent les gens, les tiennent informés et les mobilisent, contrairement aux médias sociaux, qui semblent fragmenter la société. Des centaines de journaux en Amérique du Nord se sont éteints au cours des dix dernières années, et l’East Central Alberta Review s’ajoute à la liste. »
Le journal de Joyce Webster s’est en effet ajouté à la longue liste d’organes de presse canadiens locaux qui, dernièrement, ont rendu l’âme ou se font brutalement piétiner par les grands conglomérats. Remettre le local au cœur des médias locaux, un rapport publié récemment par le Forum des politiques publiques (FPP) en partenariat avec la Fondation Rideau Hall (FRH) et la Fondation des Prix Michener (FPM), expose le problème en ces mots : « Depuis 2008, plus de 340 collectivités ont perdu leur fournisseur de nouvelles locales, et la tendance se poursuit. Les coupes budgétaires, les fermetures et l’affaiblissement général ont atteint un point tel que, dans certaines localités, on ne trouve plus qu’un “journal fantôme” : son titre est familier, mais il ne contient pas de nouvelles locales, ou alors très peu. Chaque année, de plus en plus d’organes de presse sont victimes de l’effondrement des modèles économiques des médias traditionnels. »
Selon un autre rapport récent, 2,5 millions de Canadien.ne.s vivent actuellement dans des régions où il n’existe qu’un seul, voire aucun, organe de presse local. Les effets à long terme du recul des écosystèmes médiatiques locaux sont pourtant bien documentés, allant de la mésinformation au sujet des institutions sociales (tribunaux, hôpitaux, écoles) à des conséquences beaucoup plus lourdes, notamment l’effritement de l’entraide communautaire.
Mais, à court terme, c’est surtout la couverture de cette campagne électorale fédérale qui allait en pâtir. Beaucoup d’organes de presse n’allaient pas avoir les moyens de couvrir ce qu’on surnommait de plus en plus l’élection canadienne la plus importante de notre époque, voire de l’histoire. Budgets de pige en diminution, budgets de transport inexistants, demande quotidienne onéreuse en éclairage… C’étaient sans doute là des signes que même l’ambition journalistique bien intentionnée allait probablement laisser place à la simple survie.
Puis vint un tournant. André Beaulieu, président du conseil d’administration du FPP, et Greg David, président-directeur du conseil d’administration de la Fondation Rossy, ont discuté longuement de la capacité des médias à couvrir l’élection. Compte tenu des enjeux, avoir accès à des reportages factuels et responsables était plus important que jamais. Or, certaines entreprises de journalisme, en particulier celles de petite et moyenne taille, n’avaient tout simplement pas les moyens de se déplacer pour assurer la couverture des candidat.e.s et des événements de campagne, ni la capacité de prendre le temps nécessaire pour approfondir des enjeux politiques.
Nous savions qu’il nous faudrait travailler à la vitesse de l’éclair pour avoir une certaine incidence.
André Beaulieu, Forum des politiques publiques
Comment arriver à renforcer la démocratie canadienne en augmentant les reportages de qualité sur la campagne électorale fédérale? Quoi faire pour appuyer ces efforts? « Nous avions très peu de temps, se rappelle André Beaulieu. Notre conversation a eu lieu le vendredi précédant le dimanche où l’élection allait être déclenchée. Nous savions qu’il nous faudrait travailler à la vitesse de l’éclair pour avoir une certaine incidence. »
La semaine qui a suivi a redonné une lueur d’espoir pour les nouvelles locales, la démocratie et l’avenir du journalisme au Canada. On a également pu tirer des leçons sur la manière dont la philanthropie peut soutenir le journalisme local.
Leçon 1 : La confiance est primordiale
L’exercice était fondé sur la confiance qui unissait des partenaires ayant travaillé ensemble – non seulement André Beaulieu et Greg David, mais aussi le FPP, la FRH et la FPM, qui avaient récemment publié conjointement le rapport Remettre le local au cœur des médias locaux.
C’était un bel exemple de partenariat et de cocréation fondés sur la confiance, sur une vision commune et sur la volonté de prendre des risques et de progresser rapidement.
Inez Jabalpurwala, Forum des politiques publiques
Puisque la campagne électorale était déjà en cours, il fallait faire vite. Les décisions se prenaient rapidement, et les ententes verbales étaient la norme. « C’était un bel exemple de partenariat et de cocréation fondés sur la confiance, sur une vision commune et sur la volonté de prendre des risques et de progresser rapidement », fait observer Inez Jabalpurwala, présidente-directrice générale du FPP. « En plus de mettre en place un fonds essentiel pour les journalistes – et pour la démocratie – à un moment décisif, nous avons aussi produit un rapport phare sur le travail accompli en vue de favoriser les efforts philanthropiques futurs. »
Leçon 2 : La rapidité est possible
Après des dizaines d’appels téléphoniques, de courriels et de réunions par Zoom, un programme de subventions non partisan a commencé à prendre forme. À peine six jours ouvrables suivant la première discussion entre André Beaulieu et Greg David, le fonds « Couvrir le Canada : Élections 2025 » était lancé.
Le FPP a créé le fonds et l’a dirigé, en plus de rédiger une proposition qui fut remise aux fondations, de faire des appels de suivi et, dans certains cas, de déposer des demandes officielles de financement qui ont ensuite été approuvées et dont les montants ont été versés presque immédiatement.
La FRH a mis en place et géré un processus de candidatures, ainsi que coordonné un groupe de juges de la FPM qui se sont porté.e.s volontaires pour évaluer les demandes. Les critères de sélection ont rapidement été établis pour juger de la qualité et du professionnalisme des candidat.e.s. Les organes de presse devaient notamment détenir la désignation d’organisation journalistique canadienne qualifiée (ou une désignation équivalente).
« Le fonds “Couvrir le Canada” avait pour objectif d’aider à ce qu’il y ait une couverture médiatique dans les communautés qui, autrement, auraient probablement été ignorées », explique Teresa Marques, présidente-directrice générale de la FRH. « Il fallait donc s’assurer que les fonds seraient distribués rapidement et efficacement, avec soin et rigueur, afin de soutenir les petites salles de presse locales, le journalisme d’intérêt public et la démocratie canadienne. »
Le fonds ‘Couvrir le Canada’ avait pour objectif d’aider à ce qu’il y ait une couverture médiatique dans les communautés qui, autrement, auraient probablement été ignorées.
Teresa Marques, Fondation Rideau Hall
Au total, le fonds – alimenté par un don initial de la Fondation Rossy et des contributions des fondations Donner, Écho, Gordon et Metcalf – a atteint un montant de 525 000 $.
« Bien que la Fondation Écho se concentre principalement sur la santé mentale et l’environnement, nous comprenons le rôle important que le journalisme joue pour informer l’électorat sur les différents enjeux. Ce fut un plaisir pour nous d’apporter notre contribution », confie Kevin Leonard, directeur général de la Fondation Écho, à Montréal.
Jamison Steeve, directeur général de la Metcalf Foundation, est du même avis : « Un fonds commun atténuait les risques. C’était un effort discret et ponctuel, et les retombées étaient bien définies. J’ai tout de suite dit oui. »
Leçon 3 : La simplicité avant tout
Le journalisme local est en crise partout au Canada. Les problèmes sous-jacents sont majeurs, interreliés et apparemment insolubles. Mais l’objectif de ce programme de subventions était clair, et les fondations savaient ce qu’on essayait de résoudre. C’était un effort relativement petit, rapide, catalytique.
Faire une demande de subvention était facile. Les bénéficiaires devaient montrer la manière dont leur travail contribuerait réellement à la couverture journalistique de l’élection, et garantir que les fonds ne serviraient pas à remplacer des revenus publicitaires manquants. Pas moins de 79 demandes ont été envoyées dans l’ensemble du pays au cours des trois premiers jours, et des subventions ont rapidement été remises à 40 organisations médiatiques.
Grâce à des subventions allant de 2 500 $ à 35 000 $, le journalisme a fleuri presque instantanément : le Nunatsiaq News, à Iqaluit, a dépêché un.e journaliste à Grise Fiord, sur l’île d’Ellesmere, la communauté la plus septentrionale du Canada; La Liberté, au Manitoba, a rapidement embauché trois journalistes pour couvrir la campagne électorale et a produit 32 reportages (dont un sur le terrain à Churchill), offrant une couverture étendue des 14 circonscriptions de la province; Energeticcity.ca, qui dessert Fort St. John et le nord-est de la Colombie-Britannique, a envoyé des journalistes à des centaines de kilomètres de distance pour couvrir des assemblées réunissant l’ensemble des candidat.e.s à Prince George et à Fort Nelson.
L’indépendance dont on a pu profiter pour accomplir notre travail, sans interférence ni paperasserie lourde, devrait être la norme pour soutenir le journalisme d’intérêt public au Canada.
David Skok, The Logic
« Je travaille dans la sphère journalistique depuis plus de 25 ans, et j’ai collaboré avec de nombreuses fondations et organisations subventionnaires », témoigne David Skok, chef de la direction et rédacteur en chef de The Logic, organe bénéficiaire d’une subvention ayant envoyé des journalistes partout au Canada. « Je peux affirmer sans hésiter que le fonds “Couvrir le Canada : Élections 2025” est l’une des initiatives les plus efficaces et journalistiquement respectueuses à laquelle j’ai participé. L’indépendance dont on a pu profiter pour accomplir notre travail, sans interférence ni paperasserie lourde, devrait être la norme pour soutenir le journalisme d’intérêt public au Canada. »
Leçon 4 : Il y en a pour tous les goûts
Dans son rapport L’information en question : Renforcer la démocratie en restaurant la couverture médiatique des élections, publié à la fin juillet 2025 en collaboration avec la FRH et la FPM, le FPP recommande la création d’un fonds électoral non partisan permanent modelé sur le fonds « Couvrir le Canada », qui s’est avéré populaire auprès des organes de presse et des philanthropes.

Le succès de ce fonds permanent reposerait bien sûr sur l’impartialité politique et l’indépendance, mais aussi sur un irréprochable processus d’évaluation des candidatures.
Certaines mécènes préfèrent les initiatives discrètes et limitées dans le temps, comme le fonds électoral que nous proposons, tandis que d’autres – comme la Fondation Inspirit, à Toronto – préfèrent soutenir le financement opérationnel dont les organes de presse locaux ont tant besoin. (Inspirit est une fondation de bienfaisance qui fait la promotion du pluralisme. Elle dirige un fonds philanthropique commun dont l’objectif est de soutenir, de manière continue, le journalisme au service des communautés mal desservies. Aux dernières nouvelles, Inspirit avait rassemblé quatre fondations en appui à ses efforts visant à recueillir entre 5 et 8 millions de dollars pour financer un programme pilote quinquennal.)
Les organes de presse locaux doivent également mettre la main à la pâte pour créer une diversité d’occasions de financement qui appuieront leurs efforts (publicité, abonnements, événements, crédits d’impôt, philanthropie, etc.). Ils doivent plus particulièrement donner un rôle clair à la philanthropie dans ce projet d’édification de la nation et concevoir des véhicules attrayants pour ces occasions.
Avoir un fonds électoral non partisan permanent pour le journalisme serait un bon début.
Allison MacLachlan est directrice des relations externes et de la mobilisation du public à la Fondation Rideau Hall, où elle est également architecte en chef des initiatives continues en matière de journalisme local. Alison Uncles est vice-présidente du Forum des politiques publiques et coautrice des rapports Remettre le local au cœur des médias locaux et L’information en question.