À peine sortis de la grisaille de la pandémie, nous trouvons le courage de regarder les choses en face et de faire le point.
Comment s’en sort le secteur sans but lucratif ou caritatif? Tout le monde va bien? Qui ne s’en est pas remis? Quelle direction devons-nous prendre?
État du secteur
En mai 2022, l’Ontario Nonprofit Network (ONN) et l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) ont réalisé une enquête bilingue auprès des organismes sans but lucratif de l’Ontario afin de déterminer les répercussions de la pandémie sur le secteur. Les résultats obtenus donnent à réfléchir.
Une demande de services sans précédent
Parmi les 1 500 organismes, 74 % ont répondu au sondage en signalant un bond important de la demande de services, comparativement à 63 % en 2021 et à 47 % en 2020. Qu’il s’agisse, entre autres, d’aider les gens à retourner au travail ou de fournir des soins essentiels dans les domaines de la santé mentale, de la dépendance, du logement et de l’alimentation, les organismes caritatifs et sans but lucratif ont vu les membres de leur collectivité se tourner vers eux pour obtenir de l’aide dans des proportions jamais vues auparavant. Les communautés noires et autochtones ont été touchées de manière disproportionnée, et on ne s’attend pas à ce que la demande diminue de sitôt.
Vulnérabilités financières, viabilité et fermetures
L’enquête menée par l’ONN et l’AFO a montré que le secteur, déjà vulnérable en raison d’un passé où il fallait faire plus avec moins, a été encore plus mis à l’épreuve pendant la pandémie : resserrement des budgets familiaux, augmentation des coûts opérationnels, diminution des possibilités de générer des revenus, augmentation de la demande de services. Toutes les conditions étaient réunies pour ajouter de la pression sur les organismes. Certains ont été contraints de fermer leurs portes, tandis que d’autres ont gagné du temps en enregistrant des déficits.
Imagine Canada a rapporté en février 2021 que « dans l’ensemble, les organismes de bienfaisance sont assez pessimistes dans leurs prédictions pour l’avenir. Ils sont nettement plus susceptibles de croire que leur situation financière va se détériorer plutôt que s’améliorer au cours des trois à six prochains mois. »
Crise des RH
Pamela Uppal, de l’ONN, note qu’à mesure que les répercussions de la pandémie se faisaient sentir, l’organisation a dû mettre en pause d’autres initiatives pour se concentrer sur la crise des ressources humaines à laquelle elle était confrontée. « Les gens démissionnent; les directeurs généraux, les membres du conseil d’administration. Les organisations sportives et artistiques n’arrivent pas à réembaucher parce que les gens n’utilisent pas leurs services. Nous devons comprendre ce que signifie la “grande démission”. »
La « grande démission », le « grand départ » ou le « grand remaniement » sont des termes utilisés pour décrire les masses de travailleurs aux États-Unis qui ont quitté leur emploi au cœur de la pandémie, à partir de 2021.
Les attitudes des employés sur ce qui constitue un travail significatif et ce qu’ils sont prêts à tolérer ont changé, semble-t-il, en un clin d’œil. Ils voulaient se concentrer sur ce qui les rendait heureux : équilibre entre vie professionnelle et privée, qualité du travail, meilleures conditions de travail et vie plus épanouie. La pandémie leur a fait prendre conscience que la vie est courte et que le temps est précieux, et les gens ont défini leurs priorités.
Finis les longs trajets et l’enfermement dans les murs de l’entreprise. Finis les villes coûteuses et les habitations inaccessibles. Finis les longues heures de travail, les attentes irréalistes de l’employeur, l’inflexibilité et le fait de devoir « se serrer les dents et endurer en silence ». Oui au temps de qualité avec la famille, les amis ou soi-même. Oui au travail à domicile, sur un bateau ou dans un autre pays. Oui à la flexibilité, à la confiance et à la santé mentale.
Il est intéressant de noter que le Financial Post, citant des données de Statistique Canada pour 2022 laisse entendre qu’une « grande remise en question » s’est passée au Canada. Les données montrent que durant la pandémie, il y a eu peu de pertes d’emplois et même quelques légers gains de la part des travailleurs des secteurs privé, public et indépendant. D’après les observations de Mme Uppal, il semble toutefois que le secteur sans but lucratif – en Ontario, bien sûr, et sans doute partout au Canada – ait été le plus touché par les pertes d’emplois.
Quelle est la voie à suivre à la lumière de ces résultats?
Corrections à apporter au secteur maintenant
Un rapport de 2017 de PricewaterhouseCoopers, Workforce of the Future: The Competing Forces Shaping 2030 souligne que si l’humanité est particulièrement habile pour s’adapter, elle a aussi une aversion pour le risque. Cela signifie que, dans l’ensemble, nous devons être poussés, incités ou propulsés vers le changement. C’est ce qu’a fait la pandémie. Rien ne sera plus comme avant.
Adopter la nouvelle réalité
La parité salariale, des conditions de travail décentes avec une meilleure rémunération, la flexibilité et la stabilité ne sont plus des souhaits pour les employés. Ce sont maintenant des exigences, et cela ne concerne que le personnel : 62 % des organismes interrogés dans le cadre de l’enquête de l’ONN et de l’AFO ont signalé des pertes importantes de personnel bénévole à la suite de la pandémie, et plus de la moitié des organismes ont eu des difficultés à recruter des bénévoles.
Questions
- La « grande démission » que subit le secteur sans but lucratif est-elle le symptôme de vulnérabilités sous-jacentes?
- Si oui, qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir du secteur des soins au Canada et ailleurs?
- Comment le secteur sans but lucratif peut-il rivaliser pour attirer du personnel de qualité alors que les salaires n’atteindront jamais ceux du secteur privé?
- Que faut-il faire différemment pour non seulement recruter, mais aussi retenir le personnel bénévole?
Investir dans notre personnel
Surabhi Jain, directrice générale de la Workforce Funder Collaborative, affirme que la communauté sans but lucratif, dans son ensemble, doit passer à la vitesse supérieure. Mme Jain accuse le secteur de ne pas investir dans l’avancement professionnel de son personnel. « Nous n’investissons pas et nous n’avons pas de congés payés pour nous concentrer sur l’apprentissage. »
Bruce Lawson, de la Counselling Foundation of Canada, est d’accord. « Les employeurs veulent des êtres humains pleinement formés. Ils ne veulent pas investir dans ces derniers. Ils ne veulent pas donner au suivant. »
En n’investissant pas dans ses travailleurs, le secteur est coupable d’attendre d’eux qu’ils restent au nom de la cause sans les outiller correctement pour rendre ce service.
Précisément, qui sont ces travailleurs dans lesquels nous n’investissons pas? Ce sont les femmes, les immigrants et les travailleurs noirs, autochtones, racisés et âgés.
Un récent rapport d’Imagine Canada, intitulé Diversity Is Our Strength, révèle que même si les femmes représentent plus de 75 % de la main-d’œuvre du secteur sans but lucratif et que même si les travailleurs du secteur sont plus instruits que ceux de l’économie en général, ceux qui travaillent dans des organismes communautaires gagnent un salaire annuel moyen de 38 716 $, comparativement à 57 137 $ dans l’ensemble de l’économie.
Les immigrants et les personnes noires, racisées et autochtones sont proportionnellement surreprésentés dans ce secteur. Il s’agit de groupes qui ont probablement bénéficié de services d’organismes sans but lucratif ou qui croient fermement en ce travail. La mise en œuvre de pratiques équitables sur le lieu de travail ne peut attendre le bon moment. Cela doit être fait maintenant ou le secteur continuera à se vider de ses bons employés.
Questions
- Maintenant plus que jamais, alors que les travailleurs remettent en question ce qu’est la vie et ce que constitue un travail significatif, comment le secteur sans but lucratif ou caritatif va-t-il assurer l’avancement professionnel de son personnel?
- Comment la formation et le perfectionnement du personnel peuvent-ils être réalisés différemment, et de manière plus rentable?
- Existe-t-il des pratiques prometteuses au sein de notre secteur ou en dehors de celui-ci qui peuvent être imitées?
- Si le secteur sans but lucratif investit dans ses employés et que ces derniers partent travailler dans le secteur public ou privé, est-ce nécessairement une mauvaise chose ou un moyen potentiel d’élargir les alliances?
- À quoi ressemble la croissance (ou les possibilités de croissance) dans le secteur? À quoi ressemble un parcours professionnel?
Améliorer la culture technologique et la littératie numérique
« Le travail hybride est là pour rester », déclare Pedro Barata, directeur général du Centre des Compétences futures. Qu’il s’agisse de deux jours au bureau et de trois jours de télétravail, ou d’une combinaison quelconque, les travailleurs veulent cette flexibilité. Toutefois, en raison de systèmes informatiques obsolètes, de bases de données lourdes et d’une mauvaise littératie numérique, de nombreux organismes sans but lucratif n’ont pas été en mesure d’évoluer assez rapidement dans un monde qui s’est encore plus numérisé pendant la pandémie.
Mme Jain décrit des employeurs qui, pendant la pandémie, s’attendaient à ce que les employés travaillent à domicile, et qui disaient à leurs employés : « Mais c’est vous qui êtes responsables de votre apprentissage, pas nous (et vous devez vous tenir au courant de la technologie) et de la littératie numérique. Ça a toujours été comme ça. Vous êtes responsable de votre formation. »
Il faut acquérir des produits, des technologies et des outils permettant une prestation de services facile et efficace dans un environnement de travail hybride et former le personnel et les clients afin d’accroître leur littératie numérique.
Pourtant, le fait est que le travail sans but lucratifne se prête pas, dans l’ensemble, à la technologie. La plupart du temps, ce travail se passe de façon directe, proche et personnalisée. Où se trouve l’équilibre?
Questions
- De quels outils les travailleurs des organismes sans but lucratif ont-ils besoin pour fournir des services en ligne? Combien cela coûtera-t-il et comment trouver les fonds pour payer les mises à niveau technologiques nécessaires pour que les travailleurs puissent rester à jour sur le plan numérique?
- Quels domaines du travail sans but lucratif peuvent être réalisés numériquement et lesquels ne le peuvent pas?
- Qui est responsable d’aider les clients à se procurer la technologie nécessaire pour interagir avec nos services? Qui les forme?
- Quel espace l’intelligence artificielle pourrait-elle occuper dans le secteur sans but lucratif?
Tenir compte de l’inflation dans le financement
On parle d’une imminente récession. Les prix des denrées alimentaires et des produits de base après la pandémie ont dépassé les augmentations de salaire. Cela affecte directement la portée des subventions. La Atkinson Foundation a réagi en ajoutant une majoration de 8 % de complément d’inflation à tous les versements de subventions pour 2022, afin de répondre à la hausse des demandes de services dans les collectivités qu’elle finance. Elle a également rejoint d’autres voix pour défendre un salaire décent, des conditions de travail décentes, des aides au revenu et l’accès aux programmes et aux services publics de base.
Questions
- Comment les bailleurs de fonds peuvent-ils prendre en compte les ajustements liés à l’inflation dans les paiements de subventions?
- Dans quels cercles la discussion sur les structures de financement durables et ajustables devrait-elle avoir lieu?
Regarder vers l’avenir
Nous revenons aux questions par lesquelles nous avons commencé, et voici les réponses : tout le monde ne va pas bien. Certains n’y sont pas arrivés, et ce ne sont pas les idées qui manquent pour connaître la direction que nous devons prendre.
Selon M. Barata, l’immigration (comme moyen de remédier à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée au Canada), l’investissement dans le leadership sans but lucratif, la consolidation des données et la littératie numérique sont les domaines sur lesquels nous devons nous concentrer pour l’avenir.
Mme Uppal pense que l’expansion de l’économie des soins, l’augmentation des salaires et le retrait du « privé » dans le secteur des soins sont trois nécessités pour la survie du secteur sans but lucratif.
Un article paru en juillet 2022 dans la revue Forbes propose plusieurs recommandations pour les organismes sans but lucratif, dont l’attention portée au bien-être du personnel et l’offre de possibilités de formation. Dans l’article, on suggère également que l’externalisation des tâches qui ne sont pas essentielles à une organisation permet de libérer du temps et des ressources pour se concentrer sur ce qui est le plus important.
Êtes-vous d’accord?
Au cours des prochains mois, le Philanthropist Journal examinera et animera certaines des questions au cœur de l’avenir du travail et des travailleurs au sein du secteur sans but lucratif. Les bailleurs de fonds, les gouvernements, les dirigeants, les travailleurs et les clients du secteur doivent unir leurs forces pour créer une voie viable.
Cette série est élaborée en collaboration avec les partenaires de développement de contenu suivants : le Centre des Compétences futures, la Counselling Foundation of Canada, le CERIC, Imagine Canada, l’Ontario Nonprofit Network, et le Workforce Funder Collaborative.
Yvonne Rodney est auteure, conseillère en carrière, conférencière et travailleuse sans but lucratif de Toronto, qui possède une vaste expérience de l’avancement professionnel. En plus de plusieurs ouvrages de fiction, elle a écrit Moving On: A Quick Guide for Non-Profit Workers et Military to Civilian Employment: A Career Practitioner’s Guide.