Note du rédacteur : Le secteur caritatif répond rapidement à l’impact croissant de la pandémie, pour ce qui est de la sensibilisation, des opérations et de la défense des intérêts. Au cours des prochaines semaines, The Philanthropist suivra l’actualité en plus de publier nos rapports et commentaires habituels concernant d’autres nouvelles d’intérêt pour les fondations, les organismes de bienfaisance et les OSBL.
Le secteur caritatif canadien a toujours été présent dans les temps de crise, mais la pandémie de la COVID-19 risque de faire du secteur une victime, plutôt qu’un sauveur.
Les organisations qui, d’instinct, montent au front pour éteindre l’incendie doivent maintenant s’occuper de leur propre maison en flammes.
« La capacité du secteur caritatif à fournir des services sera probablement épuisée », prédit Bruce MacDonald, président-directeur général d’Imagine Canada, qui souligne que beaucoup d’organismes ne survivront pas au ralentissement soudain engendré par la pandémie.
Dans une lettre envoyée la semaine dernière au ministre des Finances, Bill Morneau, et au président du Conseil du Trésor, Jean-Yves Duclos, l’économiste en chef d’Imagine Canada, Brian Emmett, a présenté des projections montrant que les organismes de bienfaisance enregistrés pourraient perdre 7,9 milliards de dollars en revenus et mettre à pied 98 000 personnes si les mesures strictes de distanciation sociale sont en place pendant trois mois. Pour un scénario s’étalant sur six mois, ces chiffres s’élèveraient à 13,2 milliards de dollars et 165 000 mises à pied. (Le secteur emploie 2,4 millions de personnes dans 86 000 organismes de bienfaisance enregistrés et 90 000 OSBL.)
Et pourtant, malgré les énormes pressions des dernières semaines, partout au Canada les organismes ont été présents pour fournir des services cruciaux en pleine crise de la COVID-19 : repas aux aînés isolés, services aux jeunes à risque et aux victimes de violence conjugale, refuges pour les sans-abri, et counselling pour les toxicomanes.
Dans le Downtown Eastside de Vancouver, la WISH Drop-In Centre Society continue d’offrir des repas, des fournitures et un refuge à court terme aux travailleuses vancouvéroises de l’industrie du sexe, dont beaucoup sont sans-abri et plus de la moitié sont des Autochtones.
La directrice générale de WISH, Mebrat Beyene, souligne qu’elle a dû renvoyer des bénévoles chez eux, fermer son bureau et suspendre tous les programmes non essentiels. Et, ce qui est encore plus critique, un programme trisannuel de 1 million de dollars, qui devait inclure WISH, a été suspendu parce que la fondation qui prévoyait le financer a été touchée par l’effondrement des marchés boursiers survenu ces dernières semaines en lien avec la pandémie. Par ailleurs, de futures campagnes en personne sont en péril.
Mais Mme Beyene ne peut fermer les portes de WISH, car les femmes n’ont aucun autre endroit où aller et l’organisme continue à fournir quotidiennement jusqu’à 100 dîners à emporter, 40 repas la nuit et environ 65 déjeuners — un peu moins seulement qu’avant la COVID19.
« Des femmes sont extrêmement reconnaissantes du fait que nous n’avons pas fermé nos portes, dit-elle. Nos donateurs mensuels sont toujours au rendez-vous. Le soutien que nous recevons est extraordinaire. »
Les prochains mois sont incertains, mais Mme Beyene mentionne que cette période est habituellement calme pour la collecte de fonds au profit de l’organisme, ce qui signifie qu’on a évité jusqu’ici de subir de lourdes pertes.
De telles histoires sont monnaie courante dans le secteur. Tandis que des donateurs se désistent en raison de l’incertitude économique et que de nombreuses campagnes de financement sont annulées, plusieurs organismes de bienfaisance ont rapporté une augmentation des dons.
L’organisme Second Harvest, à qui des donateurs offrent des produits alimentaires invendus et qui redistribue ces produits à un réseau d’organismes d’aide sociale en Ontario et en Colombie-Britannique, a aussi bénéficié d’un plus grand élan de générosité, en grande partie de la part de restaurants forcés de fermer et qui ont donné de la nourriture. L’organisme possède maintenant une chaîne d’approvisionnement alimentaire à la fois sûre et stable.
Lori Nikkel, PDG de Second Harvest, affirme que l’organisme roule à pleine vapeur, même si Banques alimentaires Canada lance un appel aux dons afin de recueillir 150 millions de dollars pour maintenir les stocks d’approvisionnement de ses membres. Elle précise qu’il y a encore 60 000 organisations au Canada qui ont besoin de nourriture, dont les 650 banques alimentaires du pays ainsi que des refuges, des centres pour personnes âgées, des groupes communautaires et beaucoup d’autres organisations.
« Dans notre pays, il y a des milliers de façons pour les gens d’accéder à la nourriture, et nous voulons les rejoindre là où ils sont », dit-elle, ajoutant que les aliments sont maintenant fournis d’une façon différente à l’ère de la COVID-19. Les gens peuvent venir s’approvisionner, ou recevoir des paniers déjà préparés au lieu de choisir individuellement des repas.
Bien que les dons d’aliments continuent d’affluer, Second Harvest, comme d’autres organismes du secteur, a cessé les collectes de fonds en personne et annulé d’importants événements. Environ 30 à 40 % de son financement provient de particuliers, et Mme Nikkel indique que l’organisme a perdu environ 2 millions de dollars en dons durant la deuxième semaine de mars, comparativement à la semaine précédente. Elle prévoit des baisses hebdomadaires semblables pendant les huit à douze semaines de distanciation sociale.
Du côté des bailleurs de fonds, un nombre grandissant de fondations débloquent des fonds pour les organisations de première ligne qui ont immédiatement besoin d’argent, que ce soit en renouvelant automatiquement des ententes existantes ou en assouplissant les règles et les exigences en matière de rapports.
Kevin McCort, président-directeur général de la Vancouver Foundation, dit que son fonds de dotation de 1,2 milliard de dollars fournit de façon proactive un financement à des organisations, dont les banques alimentaires du Lower Mainland.
Cette crise sans précédent survient à un moment où les personnes les plus vulnérables de la société (les sans-abri, les aînés, les personnes fuyant la violence domestique, et les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale ou de toxicomanie) se tournent vers les organismes de bienfaisance et les OSBL afin d’avoir de l’aide pour d’autres situations difficiles, telles que les inondations plus fréquentes dans de nombreuses régions canadiennes au début du printemps. « Nous devons maintenir la cadence en pensant au court et au long terme », dit Conrad Sauvé, président-directeur général de la Croix-Rouge canadienne qui a facilité la période de quarantaine de 700 Canadiens à la base militaire de Trenton, en Ontario, et transporté sur place un hôpital mobile de 80 lits.
La semaine dernière, M. Sauvé et d’autres leaders du secteur, anticipant un manque imminent de ressources, ont commencé à presser Ottawa d’intervenir.
« Une réaction humaine normale à ces profonds bouleversements stressants consisterait à se replier et à se regrouper pour traverser la tempête », écrit Jean-Marc Mangin, président de Fondations philanthropiques Canada, dans un billet de blogue du 13 mars. « Je crois que nous commettrions ainsi une erreur historique. Au lieu de battre en retraite, nous devons aller au front et devenir plus engagés. »
Dans sa lettre aux responsables fédéraux, Imagine Canada soulignait que le secteur sans but lucratif avait été mentionné comme admissible à une aide gouvernementale dans le cadre du plan initial de 82 milliards de dollars en mesures de soutien et de report des impôts. (D’autre part, la semaine dernière, l’Agence du revenu du Canada a envoyé des avis pour préciser que sa Direction des organismes de bienfaisance avait suspendu ses activités jusqu’à nouvel ordre.)
Mais il faudra faire plus, a dit le groupe. « Notre secteur doit relever d’immenses défis dans le climat actuel. Certains défis sont communs avec d’autres secteurs, et d’autres défis nous sont propres. Mais il faut que le gouvernement soit notre partenaire. »
Selon Imagine Canada, les OSBL ont besoin de 1 milliard de dollars en prêts d’urgence à court terme et à un faible taux d’intérêt, ou en prêts-subventions, afin d’assurer pendant au moins 15 semaines la solvabilité de nombreux organismes de première ligne. Ottawa pourrait augmenter à 75 % le crédit d’impôt accordé pour les dons de bienfaisance, et mettre en place un programme de jumelage, par Ottawa, des dons des Canadiens durant cette crise.
La semaine dernière, une coalition de leaders de la santé, de l’éducation et des arts a publié des annonces d’une page dans les journaux afin de demander au gouvernement fédéral d’éliminer l’impôt sur les gains en capital pour les dons de bienfaisance faits sous la forme d’actions d’entreprises privées, un créneau de financement qui constitue une source élevée de revenus.
« Le secteur caritatif canadien prévoit que la COVID-19 aura un important impact financier sur sa collecte de fonds », lit-on dans l’annonce, qui précisait que l’élimination de cet impôt pourrait ajouter environ 200 millions de dollars par année en dons de bienfaisance.
La situation est semblable en d’autres pays. Aux États-Unis, les OSBL pressent le Congrès d’accorder 60 milliards de dollars en fonds d’urgence pour la relance, en mentionnant la nécessité toujours plus grande du travail caritatif. Pendant ce temps, au Royaume-Uni, beaucoup d’organismes de bienfaisance ont lancé des collectes d’urgence, en avertissant que des organismes bien connus sont menacés de fermeture. La Small Charities Coalition a écrit au premier ministre Boris Johnson pour lui souligner que les mesures prises par la Grande-Bretagne afin d’affronter la crise ne tiennent pas compte des 180 000 organismes de bienfaisance touchés par la pandémie.
Avant que les organismes de bienfaisance puissent traverser la crise et se relever, et ultimement trouver de nouvelles façons de fournir les services, le secteur devra s’attaquer à d’autres faiblesses structurelles qui ont été tristement mises en lumière par l’apparition soudaine de la pandémie.
« La plupart de nos organismes ne disposent pas de réserves et, en fait, ils ont été pénalisés [par les donateurs] s’ils avaient trop d’argent à la banque », dit Bruce MacDonald. Cela veut dire que les organisations caritatives ne peuvent habituellement pas contracter de prêts bancaires, parce qu’elles n’ont pas les capitaux ou les liquidités nécessaires pour affronter des crises imprévues.
Kevin McCort est l’un de ceux qui croient à un retour, et qu’il faut d’abord que le secteur trouve sa voix. « C’est important de se lever et de dire : “voici ce que nous faisons, ce que nous savons, et comment vous pouvez nous aider”, dit-il. Notre secteur est fort et dynamique, plein de ressources et de créativité, mais nous n’avons jamais prétendu que nous pouvions tout faire par nous-mêmes. »
Et Jean-Marc Mangin ajoute que cette crise donne au secteur l’occasion d’innover, d’agir rapidement et autrement.
Mais ce qui est peut-être le plus important, c’est que beaucoup estiment que c’est le temps de collaborer. S’il y a un thème qui émergeait à la suite d’une semaine de rencontres de crise, c’est que le secteur caritatif doit se regrouper et parler d’une seule et forte voix s’il veut rebondir après ces sombres jours de pandémie.
« Nous nous en sortirons, dit Lori Nikkel. C’est une situation passagère. Cela nous forcera à innover davantage et à nous unir tous ensemble, mais nous allons simplement continuer à continuer. Nous allons continuer à faire ce qui est bien pour notre pays. »