Au printemps dernier, lors de deux journées grises, une soixantaine de représentants du secteur de la bienfaisance et sans but lucratif se sont réunis à Ottawa, dans le cadre d’une grande expérience.
Dans cette salle de conférence du huitième étage, les participants étaient confrontés à des défis de taille. Un secteur qui a souvent été en proie à des querelles internes et à la polarisation pouvait-il se rassembler et se donner une nouvelle force? Pouvait-il arriver à faire entendre sa voix dans la capitale et cesser d’être un budget négligé par le gouvernement? Pouvait-il élaborer un nouveau discours, parvenir à un consensus sur les demandes budgétaires qui bénéficieraient à la fois au secteur et à la communauté et qui auraient l’appui de l’ensemble des partis politiques?
Le secteur pouvait-il se mobiliser autour de questions telles que le prix à payer par le gouvernement pour avoir ignoré un secteur qui produit 8 % de son produit intérieur brut?
Et pouvait-il s’inspirer d’une coalition née autour d’une bière entre des écologistes et un ministre des finances dans un pub d’Ottawa en 1999, un rassemblement informel qui a débouché sur ce qui est aujourd’hui universellement reconnu comme l’une des principales organisations de défense des intérêts au pays?
À la surprise des organisateurs et des participants, ces deux journées ce printemps ont insufflé une nouvelle énergie et révélé des signes d’un secteur en pleine maturation. Tous ont travaillé à peaufiner le message que le secteur souhaite transmettre au gouvernement, et leur conviction était telle que s’ils avaient parlé un peu plus fort, leur voix aurait pu être entendue sur la colline du Parlement, à quelques pâtés de maisons au nord.
« Pour moi, ce qu’il faut retenir de cette rencontre est l’expérience », indique Bruce MacDonald, directeur général d’Imagine Canada, qui a organisé le rassemblement. « C’est l’idée de rassembler des organisations, de façon structurée et systématique, afin d’avoir un plus grand impact. Maintenant, comment en tirer des leçons et comment nous en servir pour aller de l’avant? »
Des vétérans du secteur ont souligné le désintéressement dans la salle, au profit d’une volonté du secteur de se rassembler. Cet effort de recherche de consensus avait lieu alors que le secteur fait place à une plus grande diversité. Des représentants d’organismes de petite taille ont ainsi déclaré avoir eu le sentiment que leur voix avait été entendue, et leur point de vue, respecté. Pour certains participants, ce fut une sorte de révélation.
Damon Johnston, de Winnipeg, coprésident du Conseil national des coalitions autochtones en milieu urbain (NUICC), se souvient des difficultés du secteur à se faire entendre il y a plus de vingt ans, lors de l’ambitieuse Initiative du secteur bénévole, un groupe de travail créé en 2000 et formé de représentants du gouvernement et du secteur. « C’est à cette époque que des divergences sont apparues », explique-t-il. « Il était difficile de parvenir à un consensus sur des enjeux importants, les dirigeants cherchant toujours à manœuvrer pour s’assurer une position avantageuse. Aujourd’hui, ce sont de nouveaux dirigeants. »
M. Johnston a également été impressionné par la volonté du secteur d’écouter les voix des petites organisations, comme la sienne. « Les petites organisations ont leur importance; beaucoup d’entre elles exercent une grande influence », dit-il. « Cette volonté de s’écouter les uns les autres et de s’entendre réellement, de même que les signaux clairs que nous sommes ouverts au changement et que nous travaillons ensemble, sont autant d’éléments positifs pour le secteur. »
Lise Martin, directrice générale de l’association Hébergement femmes Canada, basée à Ottawa, échangeait pour la première fois avec Imagine Canada à l’occasion de la conférence. « Il y avait tous les niveaux d’organisations à but non lucratif autour de la table; il y avait une réelle diversité », rapporte-t-elle. « J’ai apprécié et trouvé utile d’être dans cette salle et de pouvoir discuter avec des personnes qui ne font pas partie de mes cercles habituels. »
Selon Mme Martin, le sous-secteur de la revendication de l’égalité, dans lequel elle œuvre, n’a jamais été impliqué dans ce type de discussions sur l’élaboration d’un discours sectoriel. « Nous sommes les mal-aimés du secteur [de la revendication de l’égalité] », dit-elle. « Si l’on compare notre financement à ceux des secteurs de l’environnement, du développement international ou de la justice sociale, on constate que nous sommes au bas de l’échelle. »
Mme Martin ajoute : « Le financement du sous-secteur de la revendication de l’égalité se situe traditionnellement au bas de la hiérarchie gouvernementale ». Son sous-secteur a travaillé ensemble mais n’a jamais présenté de demande budgétaire commune. « Nous avons toujours fait des pieds et des mains pour arriver à préparer quelque chose à la dernière minute », dit-elle.
L’une des faiblesses chroniques du secteur, a-t-on dit aux participants, est que le gouvernement ne paie pas le prix pour avoir ignoré ce dernier. Cette statistique l’illustre bien et donne à réfléchir : le secteur de la bienfaisance et sans but lucratif a fourni 300 des 700 propositions reçues par le gouvernement avant le dernier budget. Or, le budget ne comporte que 10 références aux organisations caritatives et 187 références aux entreprises.
Le secteur souhaite changer les choses dans ses propositions budgétaires pour 2024. Et après deux jours de discussions, les participants se sont entendus sur quatre grands thèmes, considérés comme des priorités prébudgétaires :
- Le financement fédéral et l’administration du financement. Il pourrait s’agir de demander une prolongation de dix ans du Fonds de relance des services communautaires, mis à la disposition du secteur pour lui permettre de s’adapter aux pressions exercées par la pandémie.
- Sur le thème général des données, les participants ont souligné la nécessité de recueillir des informations sur la profondeur et la portée du secteur, d’identifier les tendances en matière de dons et de populations desservies, et de mieux surveiller sa propre situation, avec de l’information sur les nouveaux organismes créés et ceux qui mettent la clé sous la porte. Des suggestions ont également été formulées sur la manière de faire coïncider ces besoins avec ceux du gouvernement. En effet, de meilleures données contribuent à l’élaboration de meilleures politiques publiques et permettent au gouvernement d’évaluer « s’il en a pour son argent ».
- Une stratégie en matière de main-d’œuvre (comprenant à la fois le travail rémunéré et bénévole), incluant éventuellement des avantages fiscaux pour les employés du secteur, de même que la promotion du secteur au sein du gouvernement en tant que voie d’accès à l’emploi pour les femmes immigrées.
- Un siège au sein du gouvernement. C’est un débat de longue date au sein du secteur. Où serait ce siège, à quoi ressemblerait-il, comment l’appeler? Aux États-Unis, la loi SEAT (Nonprofit Stakeholders Engaging and Advancing Together) établirait un bureau de la Maison Blanche sur le partenariat avec le secteur à but non lucratif afin que le travail de ces organismes reste visible aux plus hauts niveaux du gouvernement. Cette loi fournirait également des données régulières sur la main-d’œuvre des organisations à but non lucratif, améliorerait le processus d’octroi des subventions fédérales, faciliterait l’accès au service national et élargirait la voie vers le bénévolat. Les organisations à but non lucratif canadiennes viseraient-elles aussi haut? Devraient-elles le faire?
La Coalition du budget vert (CBV), qui a connu un succès remarquable depuis que Paul Martin, alors ministre des Finances, a suggéré à une poignée d’écologistes dans un pub d’Ottawa de former une coalition, pourrait servir de modèle à suivre. Aujourd’hui, la CBV a affaire à un ministre fédéral de l’environnement, Steven Guilbeault, qui est un ancien membre de celle-ci.
À l’origine une alliance de dix groupes nationaux de défense de la nature et de l’environnement, la CBV se compose aujourd’hui de 21 organismes représentant plus d’un million de Canadiens et de Canadiennes. Elle ne fonctionne que par consensus et dispose d’un budget de 230 000 dollars, dont la moitié est couverte par les membres et l’autre moitié par sept fondations caritatives. Pendant des années, elle a fonctionné sans rien sur papier. « Les groupes discutent et parviennent à un accord », explique Andrew Van Iterson, directeur de la coalition.
« La CBV peut donner l’impression d’être informelle, mais elle suit un calendrier rigoureux », explique M. Van Iterson. Lors d’un cycle budgétaire type, par exemple, le travail commence en mars, les membres de la coalition synthétisant jusqu’à 40 questions. La CBV fixe au 5 mai la date limite pour la présentation d’une version préliminaire de ses recommandations, et le document doit être finalisé pour le 1er juin. La CBV rencontrera des hauts fonctionnaires de 15 à 20 ministères, ainsi que des groupes autochtones. À l’automne, elle présentera ses demandes aux ministres, à leurs adjoints, au cabinet du Premier ministre, au personnel politique et aux députés de tous les partis, tout en les promouvant dans les médias traditionnels et les médias sociaux. Sa réunion officielle avec le ministre des Finances a généralement lieu entre novembre et février, avant la publication traditionnelle du budget à la fin de l’hiver. Une fois le budget publié, la CBV commence à travailler sur la proposition de l’année suivante.
La CBV s’efforce de limiter ses recommandations budgétaires à trois ou cinq par an, et ce sont généralement des recommandations qui correspondent à un engagement du gouvernement et qui bénéficient d’un élan politique. La rigueur s’étend aussi à la présentation. Bien qu’il puisse y avoir 30 membres lors d’un appel avec M. Guilbeault, la CBV est stricte quant à la personne qui s’adresse au ministre et à la durée de la présentation.
Les recommandations de la CBV sont formulées en fonction des priorités du gouvernement, comme l’économie et la création d’emplois, l’accessibilité financière, la réconciliation avec les Autochtones ou les soins de santé. Dans la coalition de M. Van Iterson, on sait qu’il est important d’être précis dans les demandes de financement et d’être prêt à expliquer pourquoi le financement récent d’une initiative n’est pas suffisant.
Au cours des trois dernières années, les principales demandes de la CBV ont permis d’obtenir plus de 25 milliards de dollars de financement public et plus de 25 milliards de dollars d’avantages fiscaux pour la rénovation des bâtiments utilisant de l’électricité propre, les transports propres, les solutions climatiques fondées sur la nature et la protection des zones écosensibles.
Lors de la conférence, M. Van Iterson a avancé quelques idées dont le secteur pourrait s’inspirer. Entre autres, la CBV n’a jamais défendu une politique qui soit uniquement au bénéfice de ses membres, et elle a appris que l’environnement reste le même, quel que soit le gouvernement en place. Cela peut s’appliquer à n’importe quelle question. « Continuez à travailler », a-t-il déclaré à l’assemblée. Si le choix du moment, la clarté de la demande de budget et l’engagement à forger un véritable consensus sont essentiels, M. Van Iterson souligne un autre élément clé : la persévérance.
La CBV donne l’exemple en matière de pressions exercées sur le gouvernement pour qu’il définisse ses priorités. Un haut fonctionnaire des finances a ainsi déclaré à M. Van Iterson qu’il dirigeait « le meilleur groupe de revendication au pays ».
Selon M. MacDonald, le secteur caritatif doit retenir la leçon de la CBV, à savoir que les divisions et les conflits internes entravent toute avancée au sein du secteur. « Nous ne pouvons viser l’unanimité. Notre objectif doit être la cohésion et le désaccord respectueux », déclare-t-il. « Si nous avons une large coalition pour, par exemple, avoir un secrétaire parlementaire en tant que structure nous permettant d’avoir une place au sein du gouvernement, mais qu’il y a des opposants qui ne sont pas d’accord, le gouvernement considérera-t-il la création de la large coalition comme assez forte pour résister à la critique? »
M. MacDonald estime que toutes les priorités prébudgétaires, même si elles profitent au secteur, doivent être formulées de manière à démontrer les retombées pour le public. Il ajoute : « Si nous attendons la perfection, nous perdrons une année de plus. »
Le secteur a toujours pour objectif de soumettre des propositions prébudgétaires au gouvernement libéral actuel, mais il doit également être prêt pour le changement et formuler des demandes qui seront acceptables pour l’ensemble du spectre politique – un défi de taille. Toute demande du secteur doit également avoir l’oreille des conservateurs, ce qui implique de s’adresser dès maintenant à l’opposition, selon M. MacDonald.
« Nous devons tirer les leçons du passé », déclare-t-il. « Notre impression était que le secteur était étroitement affilié aux gouvernements libéraux de [Jean] Chrétien et de [Paul] Martin, ce qui ne nous a pas rendu service lorsque Stephen Harper a été élu. Nous devons élargir notre champ d’action à l’ensemble du spectre politique pour être considérés comme des défenseurs de la communauté, quelles que soient les allégeances politiques. »
Le secteur a prévu une journée de pressions parlementaires le 26 septembre. Pour les demandes prébudgétaires, M. MacDonald dit qu’il s’attend à obtenir quelque chose de substantiel d’ici l’été.
Un sondage a été envoyé à tous les participants afin d’obtenir leurs rétroactions sur la rencontre et d’essayer de déterminer des éléments livrables raisonnables sur les quatre thèmes, dans la perspective d’une fenêtre prébudgétaire au milieu de l’été. « Nous bâtissons cet avion au fur et à mesure qu’il avance sur la piste de décollage », illustre M. MacDonald.