Les arguments en faveur de l’intégration des considérations technologiques dans la planification stratégique

Très peu d’organismes canadiens à but non lucratif intègrent de manière significative des considérations technologiques dans leur planification stratégique. Selon Katie Gibson et Marc-André Delorme, il s’agit d’une occasion manquée de renforcer la résilience numérique d’une organisation.

Très peu d’organismes canadiens à but non lucratif intègrent de manière significative des considérations technologiques dans leur planification stratégique. Selon Katie Gibson et Marc-André Delorme, il s’agit d’une occasion manquée de renforcer la résilience numérique d’une organisation.


Les experts en technologie œuvrant dans le secteur à but non lucratif au Canada signalent régulièrement que la plupart des organismes à but non lucratif n’intègrent pas de manière significative les considérations technologiques dans leur planification stratégique. Bien qu’incomplètes, les données quantitatives soutiennent ce point de vue. Une enquête menée par TechSoup auprès d’organisations de la société civile a révélé que, dans les pays du Nord, seulement 22 % ont « défini une stratégie et un calendrier pour se préparer à l’ère numérique ».

CanaDon a mené une enquête auprès de 1 470 organisations sur leurs compétences numériques. (Vous pouvez consulter les principaux résultats ici [en anglais]. Pour accéder au rapport complet, vous devez fournir votre adresse courriel). Trente et un pour cent (31 %) des répondants ont indiqué que « le numérique ne fait pas partie de notre plan stratégique », et qu’il s’agit de l’un des obstacles qui empêchent leur organisation d’utiliser pleinement les logiciels et les outils numériques. Quarante-six pour cent (46 %) ont indiqué que le fait que « ce n’est pas une priorité assez importante par rapport à d’autres activités » est un obstacle, ce qui indique également un manque d’accent stratégique sur la mise en œuvre du numérique.

Au Québec, Centraide du Grand Montréal a récemment mené une enquête auprès de plus de 500 organismes communautaires participant à DATAide, un projet qui vise à renforcer la préparation aux données et au numérique. Un répondant sur dix déclare avoir mis en place un plan de transformation numérique, et un répondant sur quatre est en train d’en élaborer un. L’examen de plus de 300 demandes de subvention dans le cadre du programme DATAide a révélé qu’aucune organisation n’avait demandé de financement pour une planification stratégique incluant une planification technologique.

Les conseillers en technologie dans le secteur à but non lucratif d’autres territoires s’entendent pour dire que cette pratique n’est pas courante. « J’ai rarement vu des organisations se poser des questions comme “Quels types d’investissements technologiques pourraient être nécessaires à la réussite de ces stratégies?” ou “Comment pouvons-nous tirer parti de la technologie pour devenir une organisation plus efficace?” », explique Karen Graham, conseillère basée dans le Minnesota.

Pourquoi la technologie est-elle ignorée?

Il existe quatre explications principales à la mise à l’écart de la technologie dans la planification stratégique 

1. La technologie est considérée comme étant tactique et non comme étant stratégique.

« La plupart des organismes à but non lucratif ne considèrent pas la technologie comme un moteur stratégique de leur mission », explique Charles Buchanan, chef de la direction de Technology Helps. « Il n’y a donc pas de personnel ni d’investissement dans ce domaine en tant que moteur stratégique. »

La technologie est alors considérée comme étant un aspect qui relève de la mise en œuvre et non de la planification stratégique. « Le plan [stratégique] est présenté comme une simple trousse. Il est ensuite transmis au responsable des technologies de l’information, qui la met en œuvre en tant que “mode d’emploi” », explique Chantal Forster, ancienne directrice générale de la Technology Association of Grantmakers. « Ce que j’aimerais, c’est que l’on passe d’une approche “mode d’emploi” à une approche “imaginez si” ».

Dans d’autres cas, les organisations élaborent un plan technologique autonome sans d’abord considérer la technologie comme faisant partie de la stratégie globale de l’organisation. Ce n’est généralement pas la bonne première étape. Dan Sutch est directeur du CAST (Centre for the Acceleration of Social Technology) et aide les organismes à but non lucratif britanniques à utiliser le numérique, les données et la conception. Il explique pourquoi dans un billet de blogue : « La technologie numérique est au service du reste de votre stratégie et le lien entre celle-ci et les besoins, les comportements et les attentes de votre communauté. La stratégie numérique doit donc s’harmoniser avec le reste de votre stratégie. Elle doit vous aider à vous rendre plus rapidement là où vous allez déjà. »

Le conseiller montréalais Parker Mah insiste sur la nécessité de « commencer par des objectifs organisationnels et non technologiques ».

2. Les organisations n’ont pas les compétences et la confiance nécessaires pour pleinement prendre en compte les technologies.

En d’autres termes, de nombreux dirigeants d’organismes à but non lucratif ne donnent pas la priorité à la technologie. « Ce type de réflexion, de planification et d’harmonisation de la technologie avec les objectifs d’affaires n’est pas quelque chose que les gens font automatiquement », explique M. Buchanan.

De plus, la technologie n’est généralement pas traitée comme un portefeuille à part entière. De ce fait, il n’a pas de représentant à la table des dirigeants pour défendre les priorités technologiques. « Il est très rare qu’une personne compétente en matière de technologie stratégique siège au conseil d’administration ou soit membre de la direction », précise Helen Knight, vice-présidente des technologies de l’information à Legal Aid Alberta.

D’un point de vue structurel, le portefeuille technologique est généralement rattaché au portefeuille financier ou opérationnel. « Nous avons vu une organisation où le portefeuille technologique relevait des installations », continue M. Buchanan. C’est-à-dire qu’il était traité comme un simple équipement de bureau.

Selon CanaDon, seuls 5 % des répondants à l’enquête « ont une personne dont la fonction principale est le numérique » et 4 % « disposent d’une équipe numérique interne ». Il est plus courant d’avoir une personne au sein du personnel qui s’est retrouvée spécialiste du numérique malgré elle. Vingt pour cent (20 %) des organismes interrogés par CanaDon « ont une personne qui s’occupe des questions numériques dans le cadre de leur travail principal ou en plus de celui-ci ». Il n’est donc pas surprenant que 48 % d’entre eux aient affirmé ceci : « Nous n’avons pas les compétences, l’expertise et les connaissances nécessaires ». C’est d’ailleurs l’un des obstacles qui empêchent leur organisme d’utiliser les logiciels et les outils numériques au maximum de leurs capacités.

3. La planification stratégique et la planification technologique sont considérées comme étant des compétences distinctes.

Lorsque leur plan stratégique prend fin, de nombreux organismes à but non lucratif font appel à des conseillers pour les guider dans leur démarche. Malheureusement, peu de ces conseillers possèdent une expertise en matière de technologie. « Les organismes à but non lucratif font souvent appel à des experts en planification stratégique qui ne sont pas préparés à aborder également l’habilitation numérique. Ces domaines d’expertise ne semblent pas se chevaucher souvent », explique Aine McGlynn, conseillère canadienne en technologie.

Conjointement, les conseillers en technologie commerciale connaissent souvent peu les besoins précis des organismes à but non lucratif. Les dirigeants d’organismes à but non lucratif mentionnent qu’ils rencontrent des conseillers qui comprennent mal le contexte communautaire, et encore moins les réalités opérationnelles de l’organisation (p. ex. la taille réduite de l’équipe, l’absence d’un expert numérique interne, les ressources financières limitées), ce qui conduit trop souvent à des projets dont la portée n’est pas adéquate et à des investissements qui ne sont pas optimaux. Ces mauvaises expériences peuvent rendre les organisations réticentes à s’engager dans de futurs investissements numériques.

4. La technologie n’est généralement pas considérée comme étant une priorité par les bailleurs de fonds.

« La raison pour laquelle davantage d’organismes à but non lucratif n’accordent pas la priorité à la technologie et ne l’intègrent pas dans leur planification stratégique est que la majorité des bailleurs de fonds n’en font pas une priorité, que ce soit pour eux-mêmes ou leurs bénéficiaires », explique John Kenyon, conseiller californien.

Parker Mah remarque que le financement de la planification stratégique et celui de la planification technologique proviennent généralement « d’enveloppes » de financement différentes et qu’il est rare de recevoir les deux en même temps.

L’intégration des considérations technologiques dans la planification stratégique peut entraîner des coûts supplémentaires, ce qui représente un défi pour les organisations qui fonctionnent déjà avec des moyens limités. De plus, une fois que la technologie est considérée comme étant une priorité dans un plan stratégique, d’autres investissements suivent généralement, comme le renforcement de la cybersécurité ou l’amélioration de la communication avec les membres.

Pour les bailleurs de fonds axés sur les résultats, les bénéfices d’un investissement dans ce travail peuvent être trop éloignés. « Les objectifs ne sont pas les mêmes, explique Mme Graham. Les bailleurs de fonds financent des projets et non des stratégies. Ils préfèrent les subventions à faible risque plutôt que le risque inhérent à tout projet technologique. Les avantages d’une bonne stratégie technologique, sous la forme d’une amélioration de la qualité du service ou du maintien en poste des talents, ne se révèlent souvent que des mois ou des années après sa mise en œuvre et il est difficile d’en déterminer la cause précise. »

LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE L’INTÉGRATION DE LA PLANIFICATION TECHNOLOGIQUE ET DE LA PLANIFICATION STRATÉGIQUE

« Essayer de planifier la technologie sans avoir une idée de la stratégie et des objectifs de l’organisation, c’est comme faire de la randonnée sans avoir de destination précise, explique Mme Graham. Et ne pas inclure la technologie dans le plan stratégique, c’est comme faire de la randonnée sans chaussures ».

La technologie est un multiplicateur d’occasions

L’adoption appropriée de la technologie numérique aide les organismes à but non lucratif à remplir leur mandat. « La technologie est l’un des plus grands leviers dont nous disposons pour accroître l’incidence des organisations, et ne pas intégrer la planification technologique dans la planification stratégique signifie que des occasions peuvent être manquées », explique Jason Shim, technologue canadien spécialisé dans les organismes à but non lucratif. « Toutes les organisations peuvent en bénéficier, en particulier celles qui ont l’ambition d’accroître leur incidence. Autrement dit, la technologie peut être un accélérateur ».

Les organisations qui ont donné la priorité au numérique ont connu de nombreux avantages

Les dirigeants d’organismes à but non lucratif canadiens qui ont donné la priorité au numérique dans leurs plans stratégiques évoquent les nombreux avantages qu’en retirent leur personnel et leurs communautés.

L’organisme de bienfaisance torontois Furniture Bank, qui redistribue des articles ménagers à des communautés marginalisées, a toujours accordé la priorité aux projets numériques dans ses plans stratégiques. « Nous avons adopté la technologie lorsque nous avons réalisé qu’elle pouvait étendre notre portée et amplifier notre incidence, et pas seulement rationaliser les coûts, explique Dan Kershaw, directeur général. Nous avons [ainsi] échappé au sort réservé à beaucoup d’organismes de bienfaisance, soit des organismes dépendants des bailleurs de fonds, à l’esprit de pénurie et luttant pour survivre d’une année à l’autre ». Il estime que sans l’investissement dans le numérique, Furniture Bank aurait fermé ses portes en 2014. L’organisme soutient désormais « un cadre national infonuagique de collaboration sectorielle, qui peut libérer d’autres organismes ».

Le Malvern Family Resource Centre, un centre communautaire situé à Scarborough, en Ontario, a donné la priorité à la transformation numérique dans son dernier plan stratégique. S’il n’avait pas investi dans le numérique, « il y aurait moins d’incidence, moins de membres, moins de revenus et moins de moral au sein du personnel », explique Josh Berman, directeur général.

Fondations Philanthropiques Canada a également donné la priorité à la technologie dans son plus récent plan stratégique, lequel a été réalisé juste au début de la pandémie de COVID-19. Cela s’est avéré être « un moment de transformation », affirme Jean-Marc Mangin, chef de la direction. Les efforts de Fondations Philantropiques Canada pour favoriser une transparence en temps réel à l’octroi d’une aide à ses membres pendant la pandémie ont fait prendre conscience à M. Mangin que « nos propres systèmes internes n’étaient pas assez solides pour soutenir une telle initiative ». L’organisation a investi dans une marque et un site Web actualisés et a engagé des conseillers pour optimiser les plateformes de gestion des données et les outils de productivité. Il ajoute : « Le résultat final est une meilleure utilisation de nos outils existants ».

Vos bénéficiaires et donateurs utilisent la technologie

Les dirigeants d’une organisation peuvent ne pas accorder d’importance à la technologie, mais il est impossible de l’ignorer. Vos bénéficiaires et vos donateurs utilisent déjà la technologie : elle fait partie de leur quotidien.

Dan Sutch souligne que la technologie modifie le contexte du travail de chaque organisation. « Par exemple, comment les comportements de vos communautés ont-ils changé? Où cherchent-elles du soutien et de l’aide? Où échangent-elles sur les questions liées à votre travail? Existe-t-il de nouvelles formes de préjudice que vous devez comprendre, comme le harcèlement en ligne, et qui élargissent les défis que les organisations de lutte contre la violence domestique tentent de relever? Existe-t-il de nouvelles solutions qui modifient la valeur de votre travail, comme les 250 000 applications qui visent à aider les gens à avoir une meilleure santé mentale? ».

Omar Yaqub, qui dirige l’Islamic Family and Social Services Association à Edmonton, sait que les bénéficiaires utilisent déjà des plateformes de messagerie pour communiquer. Pour lui, la technologie est un outil qui permet d’établir des relations et de mesurer l’incidence. « Je pense que la technologie entre en jeu lorsqu’il s’agit de réfléchir à la manière dont nous pouvons l’utiliser pour établir des relations plus durables qui nous permettent de mieux mesurer l’incidence de notre travail », explique-t-il.

Votre personnel demande un leadership technologique

Près de la moitié des répondants à l’enquête de CanaDon ont indiqué qu’une « vision claire de ce que le numérique pourrait aider l’organisation à réaliser » était la principale priorité de la manière dont le chef de la direction et le conseil d’administration pourraient améliorer leurs connaissances sur la transformation numérique.

L’intégration de la technologie dans la stratégie garantit des ressources adéquates

Dans la plupart des organisations, les budgets annuels sont alignés sur le plan stratégique. « L’avantage d’intégrer la planification technologique dans la planification stratégique est qu’elle n’est pas considérée comme étant une réflexion après coup et qu’elle garantit que la technologie est correctement priorisée et budgétisée », affirme Jason Shim.

Sur la base de l’engagement du plan stratégique en faveur de la transformation numérique, les deux plans annuels les plus récents du Malvern Family Resource Centre ont « donné la priorité aux améliorations de la technologie et des systèmes dans les domaines des données de programme, des RH et des finances, explique M. Berman. Il est toujours difficile de donner la priorité aux améliorations technologiques alors que les besoins de nos communautés sont réels et souvent croissants, mais cet investissement est impératif pour garantir que ces systèmes soutiennent notre mission, au lieu de l’entraver ». De même, c’est l’impératif stratégique de réinventer son écosystème numérique qui a permis à Fondations Philantropiques Canada d’établir un budget et de mettre en œuvre deux initiatives technologiques majeures.

Les bailleurs de fonds peuvent également exiger un ancrage dans la stratégie afin qu’ils la prennent au sérieux. « Les organisations doivent l’intégrer dans leur stratégie pour faire comprendre aux bailleurs de fonds qu’elle est nécessaire si nous voulons atteindre nos objectifs », explique Almin Surani, responsable de la transformation numérique des organismes mondiaux à but non lucratif chez Avanade. « Il ne peut pas s’agir d’une réflexion après coup ».

Les budgets des organismes à but non lucratif sont serrés et la technologie est dispendieuse. Les mises en œuvre mal planifiées et dispersées gaspillent les ressources. Une approche stratégique de la planification technologique permet en fin de compte d’économiser de l’argent. « Les organismes à but non lucratif de plus petite taille, plus particulièrement, peuvent avoir des difficultés à allouer des ressources à la technologie au milieu de priorités concurrentes, ce qui est une raison de plus pour faire des choix et des dépenses stratégiques », explique John Kenyon.

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L’un des principaux obstacles à l’intégration des considérations technologiques dans la planification stratégique est que les dirigeants ne savent pas par où commencer ou comment s’y prendre. Notre prochain article portera sur le « comment » et fournira des conseils précis sur ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire.

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