Que se passe-t-il lorsque des fondations philanthropiques, des institutions et des organismes communautaires s’unissent pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale?
Il y a plus de dix ans, Centraide du Grand Montréal et la Fondation Lucie et André Chagnon désiraient contribuer davantage à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale à Montréal, où environ une personne sur cinq vivait sous le seuil de la pauvreté. Déplorant le caractère fragmenté et rigide des modes de financement traditionnels, des représentant·e·s de Tables de quartier ont exprimé le besoin d’un mécanisme de financement plus flexible qui leur permettrait de travailler de manière collaborative sur leurs enjeux prioritaires, mais hors des sentiers battus. Les deux organisations ont alors décidé de mettre en commun leurs ressources et ont invité d’autres fondations à se joindre à elles, jetant ainsi les bases du partenariat qui allait devenir le Projet impact collectif (PIC).
Dans la phase initiale du projet (2015-2023), neuf partenaires philanthropiques ont contribué à hauteur de 23 millions de dollars à un fonds commun consacré au développement d’initiatives collectives dans 17 quartiers montréalais. Les acteurs philanthropiques étaient attirés par le PIC non seulement parce qu’il visait à accroître la cohérence et l’efficacité du processus d’allocation des fonds, mais aussi pour les possibilités d’apprentissage et d’expérimentation qu’il offrait.
Le PIC rompt avec les approches philanthropiques traditionnelles et vise à aller au-delà du simple soutien financier pour provoquer des changements systémiques profonds. Dans le but de catalyser des changements transformateurs dans les politiques publiques tout en s’appuyant sur une perspective communautaire, les bailleurs de fonds ont invité des partenaires stratégiques à se joindre au projet, notamment la Ville de Montréal, la Direction régionale de santé publique et la Coalition montréalaise des Tables de quartier. Centraide du Grand Montréal a assumé la direction opérationnelle du PIC, mettant à profit ses liens préexistants avec les Tables de quartier de Montréal, qui constituent les principales structures de soutien pour les initiatives d’impact collectif dans le cadre du projet.
Nous avons récemment publié une évaluation des sept premières années du PIC dont nous souhaitons résumer ici quelques conclusions clés. En tant qu’initiative multipartenariale d’une ampleur sans précédent, le PIC est source d’apprentissages importants pour l’ensemble de l’écosystème. Ces apprentissages se présentent à un moment critique où il est impératif de renforcer la collaboration pour faire face aux crises sociales et environnementales que nous vivons.
Les résultats que nous présentons sont issus d’une recherche basée sur 23 entretiens individuels et de groupe avec des acteurs communautaires et philanthropiques ayant participé au projet, ainsi qu’une analyse de plus de 100 rapports d’activité, de recherche et d’évaluation produits tout au long du projet. Ces données apportent un éclairage multidimensionnel sur les retombées du PIC et nous ont amenés à formuler des recommandations importantes pour la suite du projet et d’autres initiatives qui voudront s’en inspirer.
Un financement souple
L’une des caractéristiques du PIC est son mécanisme de financement souple, qui accorde aux quartiers l’autonomie nécessaire pour déterminer les enjeux qu’ils souhaitent aborder en priorité et les stratégies à déployer, dans la mesure où ces décisions sont le fruit d’un processus collectif. Cette flexibilité a mené à la mise sur pied d’initiatives diverses adaptées au contexte particulier de chaque quartier. Les initiatives portent sur une variété d’enjeux, les plus courants étant l’accès à l’alimentation, l’inclusion et le logement. Plusieurs quartiers ont aussi travaillé sur les infrastructures et les espaces communautaires; d’autres ont fait la promotion de la réussite éducative ou professionnelle.
L’une des caractéristiques du PIC est son mécanisme de financement souple, qui accorde aux quartiers l’autonomie nécessaire pour déterminer les enjeux qu’ils souhaitent aborder en priorité et les stratégies à déployer.
Dans Saint-Michel, par exemple, le PIC a joué un rôle essentiel en contribuant à la mise en place d’un programme d’agriculture urbaine unique en son genre à l’école secondaire Louis-Joseph-Papineau. Il permet aux élèves d’acquérir des compétences en horticulture et favorise leur réussite scolaire, tout en fournissant des produits frais aux groupes communautaires et aux marchés de quartier, renforçant ainsi le système alimentaire local.
Le quartier d’Ahuntsic a fondé une École de la citoyenneté, qui s’adresse à la fois aux acteurs communautaires et aux citoyen·ne·s, pour explorer de nouvelles approches en mobilisation citoyenne. Plusieurs citoyen·ne·s y ont acquis les compétences et la confiance nécessaires pour mieux défendre leurs droits et participer à des processus décisionnels qui concernent leur milieu de vie. L’approche déployée pour mobiliser des citoyen·ne·s de différents horizons renforce non seulement le sentiment d’appartenance, mais également la résilience et la solidarité au sein des quartiers.
D’autres quartiers ont expérimenté de nouvelles pratiques de collaboration ou d’intervention. Mercier-Est, par exemple, a établi un réseau d’intervenant·e·s de proximité pour lutter contre l’isolement; Côte-des-Neiges a misé sur la collaboration intersectorielle et le soutien aux locataires par leurs pairs pour agir contre les conditions de logements insalubres et sensibiliser la population.
De plus, certains quartiers ont déployé des efforts importants pour influencer les politiques et les réglementations et pour faire évoluer les mentalités. Bien que cela comporte des risques, car les résultats sont incertains et parfois intangibles, l’engagement soutenu des acteurs sur le terrain a permis de faire évoluer la perception des enjeux de pauvreté par les élu·e·s dans plusieurs quartiers et d’obtenir des changements de politiques au niveau local. Par exemple, l’Ouest de l’île, dont la population est réputée aisée, a adopté le slogan « Rendre visible l’invisible » pour sensibiliser les les décideuses et décideurs et la population à l’insécurité alimentaire et aux problèmes de logement. Ces efforts ont conduit à la création d’un fonds pour le logement abordable à Pierrefonds.
Renforcer les pratiques collaboratives
En offrant, en plus du financement, un soutien qui comprend des formations et de l’accompagnement sur divers sujets, en particulier l’évaluation et l’impact collectif, le PIC a permis d’améliorer plusieurs pratiques collaboratives, lesquelles constituent un pilier central de l’approche impact collectif. En effet, celle-ci repose sur la conviction qu’il est possible de transformer une situation si l’on amplifie la mobilisation et la collaboration autour d’une cible de changement commune et que l’on tire parti des apprentissages pour ajuster l’action au fur et à mesure.
Travailler vers un changement commun a été une expérience nouvelle pour presque tous les quartiers participant au PIC. Un représentant de quartier explique le changement culturel que cela implique : « Pour les groupes, c’est un gros changement de posture de se dire, “allez, on travaille sur un projet collectif, ça veut dire qu’il faut parler ouvertement de nos financements, de nos contributions, de la réalité de ce que ça coûte”. C’était là dans tous les projets, [il fallait] être beaucoup plus transparent sur les investissements qu’on fait, beaucoup plus proactif dans les engagements. C’est venu changer quelque chose de culturel. »
Grâce au PIC, les collaborations se sont développées considérablement au sein des quartiers, tant en nombre que sur les plans de la diversité et de la profondeur. Presque toutes les initiatives ont mobilisé des intervenant·e·s de divers secteurs, créant des partenariats innovants transcendant les frontières traditionnelles. Des organismes communautaires, des représentant·e·s municipaux ainsi que des organisatrices et organisateurs communautaires des CIUSSS ont participé à presque toutes les initiatives. Plusieurs d’entre elles ont également mobilisé des écoles, des acteurs en logement social ou communautaire, ainsi que des partenaires moins typiques, tels que des commerces de proximité, pour mieux rejoindre les résident·e·s, ou des acteurs privés dans des initiatives liées au logement et à l’alimentation.
On entrait dans le PIC avec le droit à l’erreur, pour tester des choses et voir ce que ça allait donner . . . Pouvoir oser prendre des risques, c’est super important, puis aussi être capable de s’ajuster rapidement
Partenaire communautaire
La flexibilité et la liberté dont dispose le PIC pour expérimenter et faire des erreurs, jumelées à une forte dimension d’apprentissage intégrée à chaque initiative, ont facilité l’adoption de nouvelles pratiques, comme l’illustre une partenaire communautaire dans une entrevue : « On entrait dans le PIC avec le droit à l’erreur, pour tester des choses et voir ce que ça allait donner. On est dans une approche systémique, parce que ce sont de gros dossiers. Et puis on ne peut pas avoir de l’impact sur tout. Pouvoir oser prendre des risques, c’est super important, puis aussi être capable de s’ajuster rapidement ». Des facteurs externes, tels que la pandémie, ont également stimulé l’innovation, aidés par la capacité d’adaptation inhérente au secteur communautaire.
Une analyse transversale a révélé que les initiatives ont généré des retombées significatives sur plusieurs plans. En plus de bénéficier directement à des personnes touchées par la pauvreté et l’exclusion sociale, les initiatives ont contribué à des changements dans les politiques, les pratiques, les relations et les modèles mentaux. Leurs contributions à toutes les conditions du changement systémique sont prometteuses en vue de transformations plus durables.
Transformer la philanthropie
Le PIC a non seulement amélioré la collaboration dans les quartiers participants, mais aussi entre les personnes qui siègent aux instances du projet. Si Centraide avait déjà collaboré avec la Ville et la Santé publique à travers le soutien aux Tables de quartier à Montréal, le PIC a amené de nouveaux partenaires à la table et a approfondi les collaborations. Pour les acteurs philanthropiques qui n’avaient que peu ou pas d’expérience en développement communautaire et en action collective, le PIC peut être qualifié d’« école », car il s’est avéré une expérience d’apprentissage transformatrice pour plusieurs. Il a contribué à transformer les pratiques au sein de l’écosystème, en privilégiant une approche ascendante (bottom-up) et en favorisant un partage plus équitable des pouvoirs. Comme l’indique l’une des partenaires : « Le changement s’est produit progressivement autour de la compréhension et de la reconnaissance. Par exemple, la reconnaissance de l’importance d’avoir des acteurs dont le rôle principal est de faire fonctionner la collaboration et de soutenir les approches collaboratives. Ce sont des choses que nous tenons pour acquises aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas lorsque nous avons commencé. »
Dans le cadre du PIC, c’est Centraide qui a tenu les rôles de rassembleur (convener) et d’administrateur de fonds pour les partenaires. L’organisation a par la suite consolidé ces deux rôles dans d’autres projets, ce qui a conduit à une simplification de certains processus internes et à des investissements plus souples en réponse aux besoins de la communauté. Plus généralement, le projet a favorisé le rapprochement, la compréhension mutuelle et la collaboration entre les partenaires. Il a même favorisé leur collaboration au-delà du PIC, notamment autour de l’Initiative immobilière du Grand Montréal, un projet qui avait germé lors d’une rencontre partenariale du PIC et qui soutient désormais l’acquisition de locaux communautaires.
La volonté initiale que partageaient les partenaires philanthropiques d’influencer les politiques publiques et les pratiques institutionnelles s’est avérée difficile à traduire en actions concrètes.
La volonté initiale que partageaient les partenaires philanthropiques d’influencer les politiques publiques et les pratiques institutionnelles s’est avérée difficile à traduire en actions concrètes. Des questions de légitimité et un manque de clarté quant au leadership figurent parmi les principaux obstacles rencontrés, parce qu’ils n’ont pas été abordés de front. Malgré des avancées modestes à cet égard, les partenaires ont réalisé des percées significatives par rapport à d’autres conditions de changement systémique : en consolidant les collaborations, en expérimentant avec un financement souple, en redéfinissant les rôles dans l’écosystème et en favorisant un plus grand partage des pouvoirs, ils ont jeté les bases pour des transformations plus vastes.
Intégrer les apprentissages
La capacité d’adaptation et d’apprentissage du PIC est un acquis fondamental pour l’évolution du projet. Certaines des limites énoncées ont déjà été prises en compte pour ajuster le projet. Des préoccupations concernant l’équité territoriale avaient émergé dès le début de la phase 1, car les quartiers étaient alors divisés en trois catégories de financement (intensif, modéré ou nul), selon certains critères de sélection. Pour la phase 2 (en cours depuis 2022), les partenaires ont plutôt décidé de prévoir un budget pour tous les quartiers dotés d’une Table de quartier et d’en établir la hauteur en fonction de leurs caractéristiques sociodémographiques. Les critiques initiales concernant la représentation insuffisante des acteurs communautaires dans la prise de décision ont conduit, à la phase 2, à l’inclusion de représentant·e·s communautaires dans chaque instance de gouvernance du projet. Enfin, si les avancées réalisées par chacune des initiatives de quartier, tout comme les effets de la collaboration au sein de la gouvernance du PIC, sont importantes, il ressort, d’une part, qu’il y a peu de collaboration entre les quartiers et, d’autre part, que très peu de liens ont été développés entre les initiatives de quartier, les partenaires philanthropiques et les acteurs institutionnels. On constate donc un potentiel inexploité sur le plan de la collaboration entre différents types d’acteurs.
Pour porter le projet à un autre niveau, il est nécessaire d’établir des relations et d’améliorer la compréhension mutuelle entre acteurs philanthropiques, institutionnels et communautaires.
Pour porter le projet à un autre niveau, il est nécessaire d’établir des relations et d’améliorer la compréhension mutuelle entre acteurs philanthropiques, institutionnels et communautaires. C’est d’ailleurs devenu un objectif prioritaire depuis le début de la phase 2 du projet. Cet objectif ne peut être atteint sans un engagement fort des acteurs communautaires. Et cet engagement dépend avant tout du renforcement et de la stabilisation des ressources au sein du secteur communautaire grâce à des financements souples et pluriannuels et à la pérennisation d’initiatives porteuses.
Les partenaires se sont engagés à mettre en application les leçons tirées du PIC pour s’attaquer à ces défis et favoriser des transformations durables à Montréal. Le parcours du PIC illustre le potentiel transformateur qu’offre la collaboration entre divers partenaires lorsqu’elle est jumelée à une posture d’apprentissage, qu’elle accorde une grande importance à la compréhension mutuelle et qu’elle admet la nécessité de s’adapter continuellement.
À propos de l’auteure : Isabel Heck s’investit dans la recherche-action pour l’inclusion sociale depuis plus de dix ans. Professeure associée à l’Université du Québec à Montréal et membre associée du Centre de recherches sur les innovations sociales, elle occupe actuellement le poste de responsable des connaissances et des apprentissages au sein du Projet impact collectif afin de renforcer la dimension réflexive du projet.