Combler les lacunes statistiques du secteur : Promesses et défis de la collecte de données en temps quasi réel

Le Projet Canada Perspectives des organismes de bienfaisance, un projet d’enquête à réponse rapide mené par l’École de politique publique et d’administration de l’Université Carleton, repose sur trois grands piliers : collecter en temps quasi réel des données probantes, militer en faveur de meilleures politiques publiques et offrir de l’éducation communautaire grâce à la capacité d’interpréter les données. Le secteur y participera-t-il?

Le Projet Canada Perspectives des organismes de bienfaisance, un projet d’enquête à réponse rapide mené par l’École de politique publique et d’administration de l’Université Carleton, repose sur trois grands piliers : collecter en temps quasi réel des données probantes, militer en faveur de meilleures politiques publiques et offrir de l’éducation communautaire grâce à la capacité d’interpréter les données. Le secteur y participera-t-il?


Dès cet été, un groupe d’organismes de bienfaisance canadiens participera à un projet pilote qui pourrait transformer la façon dont le secteur utilise les données. Ce projet pilote est réalisé dans le cadre du Projet Canada Perspectives des organismes de bienfaisance, qui dispose de 3,5 millions de dollars sur cinq ans. Il aura fallu un important acte de foi de la part des donateurs, soit les fondations Muttart, Lawson, Vancouver et Metcalf, ainsi qu’un donateur anonyme, pour investir dans l’élaboration d’une enquête récurrente en temps quasi réel sur les organismes de bienfaisance et, éventuellement, les organismes sans but lucratif.

« C’est un grand défi », admet Paloma Raggo, professeure adjointe à l’École de politique publique et d’administration de l’Université Carleton et directrice du Projet Canada Perspectives des organismes de bienfaisance.

Des données pertinentes ont déjà été collectées sur le secteur des organismes de bienfaisance et des organismes sans but lucratif. Par exemple, l’enquête sectorielle d’Imagine Canada étudie en profondeur de nombreux enjeux. Cependant, les données gouvernementales sont généralement publiées avec un décalage de 18 mois. « Nous prévoyons que nos résultats seront publiés dans les 48 heures. Il s’agit d’un engagement majeur », affirme Mme Raggo.

The Philanthropist Journal s’est entretenu avec Mme Raggo afin de comprendre comment ce projet pourrait aider les organismes sans but lucratif à remplir leurs missions et le gouvernement à mieux les aider.

Parlez-moi un peu de vous. Quel est votre champ d’intérêt?

Mon doctorat portait sur le leadership et la responsabilité. J’ai demandé aux directeurs généraux de 152 organismes sans but lucratif canadiens quelle était leur vision de la responsabilité. Il s’en est dégagé trois. Les directeurs du premier groupe associent la responsabilité à une communication rigoureuse de l’information financière et se concentrent sur l’utilisation de leurs fonds. Les directeurs du deuxième groupe définissent la responsabilité comme l’accomplissement de leur mission, tandis que ceux du troisième groupe décrivent la responsabilité comme le respect des règles. Ils veillent à remplir tous les documents requis et à cocher toutes les cases. La principale conclusion que je tire de ces discussions est que la vision de la responsabilité d’un directeur général influence ses décisions quotidiennes et à long terme. Les directeurs généraux du premier groupe ne gèrent pas comme ceux du deuxième et du troisième groupe. Il s’agit d’une manière différente d’étudier la responsabilité, car au lieu de me concentrer sur la relation du donateur et de l’organisme de bienfaisance, je mets en lumière la « politique de la responsabilité ». Lorsque l’on détient le pouvoir, les décisions dépendent de ce dont on pense être responsable.

Parlons du Projet Canada Perspectives des organismes de bienfaisance. D’où est venue l’idée?

La Muttart Foundation voulait combler une lacune statistique. Les intervenants du secteur partagent le même sentiment sur les données qu’ils reçoivent : « C’est intéressant, mais j’avais besoin de les avoir plus tôt. » Bob Wyatt, le directeur général de la Muttart Foundation, a discuté de ce problème avec ma collègue Susan Phillips. Il se demandait s’il était possible, dans le secteur caritatif, de faire appel à un panel interrogé pour obtenir des réponses rapides comme dans les enquêtes d’associations professionnelles. Comme M. Wyatt est un chargé de cours récurrent du programme de maîtrise en leadership philanthropique et d’organismes sans but lucratif de l’Université Carleton, il connaît ses forces.

Quelle est l’expertise de l’École de politique publique de l’Université Carleton en collecte de données sur les organismes de bienfaisance?

Le programme de maîtrise en leadership philanthropique et d’organismes sans but lucratif comprend un cours sur les méthodes de recherche. L’idée est venue de la professeure Susan Philips, ma collègue, qui est la directrice de thèse du programme. On parle souvent de l’importance des données pour le secteur caritatif, mais un fossé persiste entre ceux qui ont la capacité d’interpréter les données et ceux qui ne l’ont pas. Notre cours sur les méthodes de recherche vise à combler l’écart.

Le Projet Canada Perspectives des organismes de bienfaisance repose sur trois piliers. Quels sont-ils?

Le premier est la recherche, notamment la collecte des données. Chaque semaine, nous enverrons deux ou trois questions à un panel de 1 000 organismes de bienfaisance et sans but lucratif canadiens. Il ne faudra pas plus de deux ou trois minutes pour y répondre. Il y aura des questions de perception (« Que pensez-vous du budget? »), des questions d’organisation (« Quel est votre roulement? Quelle est votre activité la plus coûteuse? ») et des questions de stratégie (« Quel est votre défi le plus urgent? »). Nous n’avons pas encore décidé si les questions seront envoyées par courriel ou par message texte.

Le deuxième pilier est lié aux politiques publiques. Chaque mois, nous publierons une synthèse des réponses aux quatre enquêtes hebdomadaires. Nous indiquerons les enjeux nécessitant des recherches plus approfondies et nous lancerons des conversations sur le contenu possible de ces recherches. Ces synthèses devraient aider les organismes sans but lucratif à obtenir les données nécessaires pour discuter avec les gouvernements et les donateurs. D’un autre côté, elles aideront ces derniers à mieux cibler leurs contributions.

Le troisième pilier est l’éducation communautaire par la capacité d’interpréter les données. Cela ne faisait pas partie de la demande initiale de la Muttart Foundation. Nous l’avons ajouté, car, en tant qu’université, l’éducation est notre principale compétence. Nous produirons des balados et des vidéos répondant aux petites et grandes questions. Qu’est-ce qu’une variable? En quoi consiste la « marge d’erreur » d’une enquête? Une photo ou une interview peuvent-elles être considérées comme des données? La capacité d’interpréter des données suppose également l’organisation des données. C’est pourquoi le microsite du Projet Canada Perspectives des organismes de bienfaisance expliquera comment tirer le meilleur parti de Google Drive et structurer la collecte et le stockage des données. Trop peu d’organismes sans but lucratif disposent d’une méthode normalisée pour recueillir des données sur les participants à leurs activités. Enfin, il n’y a pas assez d’employés qui savent comment accéder à ces données.

Le projet prévoit une enquête hebdomadaire auprès d’un panel de 1 000 organismes de bienfaisance et sans but lucratif. Comment allez-vous sélectionner les questions?

Nous mettons sur pied un comité consultatif de 15 membres aux profils différents, soit des représentants du secteur, des universitaires et des fonctionnaires. Il s’agit d’un mandat exigeant, car 100 questions doivent être produites sur une année. Certaines questions seront récurrentes, pour sonder l’état d’esprit des répondants à différents moments de l’année, tandis que d’autres refléteront le contexte social, financier et politique actuel. Bien que l’enquête privilégie l’étendue par rapport à la profondeur, nous voulons aborder divers enjeux sectoriels.

Quel est le but ultime de ce projet?

Je veux simplifier le quotidien des employés et des gestionnaires des organismes sans but lucratif. S’ils sont mieux organisés grâce à des données précieuses facilement accessibles à tous et faciles à communiquer, ils auront plus de temps pour remplir leur mission.

Vous pensez que ce projet pourrait être transformateur. Comment? 

En général, quand on fait la lumière sur une chose obscure, elle prend de la valeur. La gestion active des données donne du pouvoir aux organismes sans but lucratif. Elle enrichit leurs échanges avec les tiers et ouvre des possibilités. Par exemple, la collaboration entre les organismes sans but lucratif et les chercheurs est encore sous-développée. Nous, les universitaires, pouvons aider de nombreuses façons concrètes. Prenons l’exemple de la sécurité des données. Les universités disposent de l’infrastructure et des connaissances nécessaires pour héberger les données de petits organismes sans but lucratif aux ressources limitées.

Ce projet est un acte de foi. Quels sont les défis à relever?

J’entrevois deux défis. Premièrement, nous devrons recruter un groupe de répondants représentatifs et engagés qui resteront avec nous pendant cinq ans. Deuxièmement, nous devrons publier les résultats environ 48 heures après les avoir reçus. Ces 48 heures sont nécessaires pour vérifier les résultats, contrôler leur qualité, tirer quelques conclusions et ajouter des commentaires pour mettre en contexte les résultats.

Comment comptez-vous surmonter ces défis?

En ce qui concerne le recrutement, nous avons misé sur les réponses rapides. Le secteur des enquêtes est fondamentalement extractif : quelqu’un prend vos données et, dans le meilleur des cas, vous recevez une rétroaction des mois ou des années plus tard. Dans le pire des cas, vous n’entendez jamais parler des résultats. Notre enquête promet une rétroaction rapide pour que les répondants puissent évaluer leur organisme. Cela pourrait être une source de motivation. Quant au délai de publication de 48 heures, je compte sur l’expertise de mes collègues spécialistes des données! Ils écrivent des scripts et des codes pour produire des graphiques à partir de réponses quantitatives et qualitatives.

Vous avez déjà de grands projets pour la deuxième année. Quels sont-ils? 

En effet, j’ai de grands projets! Le financement de base est rare, et le financement de base dans les infrastructures l’est davantage. Je vais investir cinq ans de ma vie de chercheur dans ce projet; je ne veux donc pas qu’il échoue. Comme la participation du secteur est essentielle, je prévois d’offrir l’expérience la plus interactive possible. Je veux que, d’ici la deuxième année, les utilisateurs proposent des questions d’enquête sur la plateforme du projet. Je vise également à offrir une expérience bilingue. Les répondants devraient pouvoir choisir la langue de l’enquête. Comme je suis francophone, cela me tient à cœur. J’espère engager une conversation authentiquement canadienne.


Au commencement : la demande de la Muttart Foundation

« La dernière enquête exhaustive sur le secteur remonte à 2003, et les gens utilisent encore ces statistiques! », s’exclame Bob Wyatt, directeur général de la Muttart Foundation. La pandémie a fait passer les choses à un autre niveau. « Soudainement, notre temps de décision était de deux semaines, mais nous devions compter sur des données vieilles de quelques mois, et voire pire, de quelques décennies. C’était illogique. »

Alors, comment les autres organismes ont-ils relevé le défi de la collecte de données? « J’ai constaté que les associations professionnelles sondent régulièrement leurs membres sur diverses questions », explique M. Wyatt. Il s’est demandé si le secteur des organismes sans but lucratif pourrait faire de même. Pour le savoir, il est entré en contact avec l’Université Carleton. « Comme ce sont d’éminents universitaires dans le domaine des organismes sans but lucratif et que leur département des TI est solide, j’ai pensé que c’était deux bonnes raisons de discuter avec eux de la collecte et de la gestion des données. »

Nous pensons que ce sont des risques qui valent la peine d’être pris, ajoute-t-il. Nous avons besoin que toutes les parties prenantes prennent des décisions fondées sur des données probantes. C’est l’essence même de ce projet.

Bob Wyatt, Muttart Foundation

L’équipe de l’Université Carleton, composée de Paloma Raggo, de Susan Phillips et de Nathan Grasse, a présenté une proposition un peu différente qui comportait un volet éducatif. Les utilisateurs recevront l’interprétation des données sous forme de vidéos et de baladodiffusions. Enfin, comme tous les résultats de l’enquête seront à code source ouvert, les visiteurs de la plateforme pourront produire de nouvelles données qui répondent à leurs besoins particuliers.

Le travail d’équipe rend le rêve possible

Le conseil d’administration de la Muttart Foundation a accepté de financer le projet à hauteur d’un million de dollars, sous réserve de trouver d’autres donateurs. M. Wyatt a communiqué avec cinq fondations; quatre d’entre elles ont accepté de contribuer, pour un total de 3,5 millions de dollars. Les fondations du groupe ont des intérêts fondateurs très différents et œuvrent dans un large éventail de domaines. Elles se sont malgré tout réunies autour d’un même objectif : accroître les capacités du secteur des organismes de bienfaisance et des organismes sans but lucratif grâce aux données. En deux mois, tous les documents étaient signés et le projet était prêt à commencer. 

La première phase durera trois ans. Ensuite, les donateurs et les universitaires se réuniront pour examiner les résultats et décider s’ils continuent le projet, l’adaptent ou y mettent fin. Les donateurs sont conscients des risques, le principal étant la collaboration des organismes de bienfaisance. M. Wyatt mise sur le fait que « la plupart des organismes de bienfaisance reconnaissent qu’aucun organisme ne travaille en vase clos. Ils font partie d’un écosystème. Si le gouvernement ou les donateurs prennent des décisions sans données ou sur la base de données peu fiables, alors tout le secteur en pâtit. »

« Nous pensons que ce sont des risques qui valent la peine d’être pris, ajoute-t-il. Nous avons besoin que toutes les parties prenantes prennent des décisions fondées sur des données probantes. C’est l’essence même de ce projet. »

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