Ce texte fait partie d’une série d’entretiens menés auprès de six chercheurs de la communauté PhiLab sur leurs différents objets d’étude.
Ce texte fait partie d’une série d’entretiens menés auprès de six chercheurs de la communauté PhiLab sur leurs différents objets d’étude. PhiLab est un réseau canadien de recherche en philanthropie basé à Montréal, sur le campus de l’UQAM.
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Shelley Price, professeure associée à la Gerald Schwartz School of Business, St. Francis Xavier University, Nouvelle-Écosse
Née au Labrador, vous avez grandi dans une communauté rurale en Nouvelle-Écosse, loin de votre communauté inuite. À quoi votre enfance ressemblait-elle?
J’ai grandi proche de la nature et de mon clan. Ma grand-mère, mes oncles et mes tantes ont presque tous déménagé en Nouvelle-Écosse afin que nous soyons réunis. Même si nous n’habitions plus avec notre communauté inuite d’origine, nous en vivions la vie et les valeurs.
En quoi vos recherches rejoignent-elles vos origines et votre parcours de vie?
Je me spécialise en responsabilité sociale des entreprises, en santé et bien-être des employés, et en éthique. Ces champs d’expertise rejoignent les enseignements que j’ai reçus sur le respect et la protection de la nature, ainsi que sur notre responsabilité envers les générations à venir.
Votre thèse de doctorat analyse les récits du magazine « Them Days », une publication dédiée à la culture et au mode de vie labradorien. Vous en tirez des enseignements pour un leadership favorisant le développement durable et le bien-être des communautés. Parlez-nous davantage de vos constats.
Ma mère avait toutes les éditions de ce magazine. J’ai donc grandi nourrie des histoires qu’on y trouvait. Dans la communauté autochtone, nous apprenons à travers le récit. C’est différent de la transmission de connaissances sur laquelle se base l’apprentissage traditionnel. Ma thèse étudie comment les récits de «Them Days» peuvent inspirer un leadership qui guidera vers une société plus juste.
Six thèmes du leadership autochtone émergent des récits de « Them Days ». Quels sont-ils?
- Nallinattovunga (je suis aimable) : La vie inclut son lot de souffrance. Le leadership inclut le courage de demander de l’aide et croire que nous le recevrons, car nous sommes aimables.
- Ilatjugik/ Nallinimmik Tunitjinik (la compassion, être aimant) : Le leadership inclut la création de communautés où l’on se sent en sécurité.
- Nakutsavunga/ Kujalivunga (je suis reconnaissant) : Le leadership inclut la reconnaissance de ce que les autres font pour nous, ainsi que la capacité de leur accorder le crédit qu’ils méritent pour leurs gestes et leurs idées.
- Uppigivagit (je te respecte) : Le leadership reconnaît la sagesse qui vient des autres et de la nature. Il reconnaît aussi que l’équilibre naît de la modération. Ce comportement se manifeste, entre autres, à travers le respect de ce que la nature nous offre.
- katiKatigek/Atak (connecter) : Le leadership inclut la compréhension qu’il faut tendre vers ce qui promeut la diversité, l’inclusion, la santé, la sécurité, le bien-être et la dignité.
- Sulijutsangik (résister) : Le leadership inclut de protéger et de défendre contre l’oppression et l’exploitation.
Vous avez poursuivi votre exploration des récits autochtones en publiant un autre rapport qui propose d’appliquer la philosophie autochtone à la pratique philanthropique. Comment ce projet s’est-il organisé?
J’ai sollicité cinq conteurs des nations innue, algonquine, mohawk, crie et mi’gmaq pour qu’ils partagent chacun un récit. De ces récits, je tire cinq constats et j’invite les fondations à appliquer ces enseignements dans leurs pratiques quotidiennes.
Votre rapport propose cinq enseignements autochtones aux fondations philanthropiques. Qu’est-ce que les récits autochtones peuvent apprendre aux fondations à propos de …
… l’égalitarisme?
Donner et recevoir sont des processus multidirectionnels, cycliques et réciproques. Aussi, on peut donner de façon anonyme, sans attente d’être reconnu ou valorisé.
… de la diversité de la richesse?
Le don prend plusieurs formes non matérielles : les idées, les chansons, le temps, les histoires, la compassion, les efforts peuvent aussi être des dons.
… de l’équilibre?
Afin d’assurer la survie de tous, les humains peuvent apprendre de la terre et des animaux, pour agir en fonction de la capacité de la terre à donner. Nous ne pouvons pas extraire une richesse infinie d’un système fini.
… de la justice?
La justice économique consiste à s’assurer que les besoins individuels et collectifs sont remplis, tout en s’assurant que les prochaines générations pourront survivre et se développer.
… de l’interconnectivité?
Les fondations existent à cause de tout ce qui les a précédées. Leur richesse est le fruit d’efforts collectifs des humains, des idées, de la terre, des créatures, des traditions, des récits et plus encore.
Pouvez-vous partager un de ces récits cités dans ce rapport?
Joshua Iserhoff, directeur adjoint de la Fondation communautaire Eenou-Eeyou, relate une conversation avec un couple d’aînés. Le mot philanthropie ne faisait pas partie de leur vocabulaire. Mais, à chaque expédition de chasse ou de pêche, ils avaient l’habitude de suspendre des ballots de viande séchée dans les arbres afin de donner au suivant. Sachant que d’autres passeraient par-là, c’était la coutume de prendre uniquement ce dont on avait besoin et de partager le reste. La philanthropie n’a pas débuté avec les fondations. Le don et le partage font partie intégrante de la culture autochtone.
Dans votre recherche, on trouve l’expression « philanthropie colonialiste », que signifie-t-elle?
Elle est employée par The Circle on Philanthropy and Aboriginal People in Canada pour évoquer que la philanthropie non autochtone privilégie les valeurs colonialistes de la richesse. Les fondations, les individus fortunés et les entreprises accordent des dons à ceux qui en ont besoin. Cette vision du monde repose sur la division et entretient le clivage et les classes sociales. Dans un contexte autochtone, la redistribution et la réciprocité sont liées. Celui qui donne et celui qui reçoit sont conscients que les rôles pourraient, un jour, être inversés. Et, comme le partage n’inclut pas que la richesse matérielle, on accorde une valeur égale à tous les types de partage entre les humains.
Plusieurs fondations emploient le récit pour personnaliser leurs actions. En quoi ces récits diffèrent-ils de ceux que vous explorez dans vos recherches?
Les récits des fondations instrumentalisent trop souvent les bénéficiaires. On se sert de leur histoire à des fins de marketing. Les récits que j’étudie parlent du cœur, de l’esprit, du corps et de l’âme. Nous devons tenter de les recevoir avec notre cœur, notre esprit, notre corps et notre âme. Elles nous rendront forcément inconfortables. Il faut vivre émotivement, intellectuellement, physiquement et spirituellement ce que les conteurs nous partagent. C’est en accueillant cet inconfort avec amour que nous tirerons les enseignements de ces récits.
Vous proposez aux fondations de recourir à l’art développer leur récit. Pouvez-vous nous donner un exemple?
J’invite les fondations à explorer la narration graphique. Par exemple, elles peuvent inviter un artiste visuel à assister aux échanges à propos de leurs intentions pour l’avenir. Il traduira en image l’esprit des discussions. Ces images raconteront un récit qui pourra inspirer d’autres réflexions ou clarifier celles qui ont été dites.
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Diane Bérard est journaliste de solutions indépendante. Cette pratique consiste à présenter, avec un regard critique, des solutions aux enjeux sociaux et environnementaux du 21e siècle.