Dave Blundell essayait de financer une clinique de maternité de la région rurale d’Eziama, dans le sud-est du Nigéria, afin d’empêcher que les mères meurent en mettant leur enfant au monde et que des enfants soient envoyés dans des orphelinats.
Une rencontre décontractée avec des agents locaux, en vue de discuter du projet, a été soudainement interrompue et on a demandé à Dave et à son équipe de revenir le lendemain. Mais l’atmosphère était très différente le jour suivant. Les leaders ruraux, tous vêtus de robes de cérémonie, avaient décidé de prendre position. Dave se rappelle les paroles du leader local :
« Les Britanniques nous ont colonisés il y a de nombreuses années, et cela a engendré des conflits, la guerre et la méfiance. Et ce que vous faites est simplement une extension des modèles de partenariat dictatoriaux coloniaux.
« Nous rejetons cela, et nous ne travaillerons pas selon ce modèle. »
Le partenariat n’a pas survécu. Dave Blundell a essayé de prolonger l’entente d’un an, mais le leader nigérien ne voulait pas laisser la direction et le contrôle du projet aux Canadiens. Il s’est retiré et a refusé de s’engager.
En tant que directeur général de Hungry for Life, un organisme d’aide de Chilliwack (BC), Dave Blundell s’est retrouvé dans ce genre de situation depuis 17 ans, avec des centaines de partenaires dans 25 pays.
Dans les cercles d’aide internationale, cette façon de faire est appelée « la façon canadienne », ou d’une manière plus désobligeante « le problème canadien ».
D’autres composent avec cela depuis bien plus longtemps, mais le secteur sans but lucratif et de bienfaisance du Canada en a clairement assez d’une prescription associée à la Loi de l’impôt sur le revenu, désignée sous l’expression « direction et contrôle », qui oblige les organismes de bienfaisance à « diriger et contrôler l’utilisation de [leurs] ressources » comme s’il s’agissait de leurs « propres activités », selon les dispositions de cette Loi.
« L’organisme de bienfaisance doit être celui qui prend les décisions et qui établit les paramètres sur les enjeux importants relatifs aux activités en question de façon continue. »
C’est une anomalie canadienne qui, selon beaucoup de personnes du secteur, leur fait perdre temps et argent, leur impose des frais juridiques et comptables, et les force à adopter une approche hiérarchique et coloniale pour traiter avec des organismes qui, ici et à l’étranger, devraient être des partenaires.
Les règles en matière de direction et contrôle sont issues de l’interprétation faite par les tribunaux et par l’Agence du revenu du Canada (ARC) au sujet des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu. Pour d’autres questions de réglementation, l’ARC use de plus de discrétion, mais en ce cas-ci l’ARC semble avoir peu de latitude à cause des jugements de la Cour d’appel fédérale.
Les donataires peuvent ainsi être cantonnés dans une dynamique de pouvoir entre la réglementation canadienne et le contrôle local. En une période où le gouvernement appelle à la réconciliation, cette dynamique favorise des relations coloniales descendantes avec les communautés autochtones de notre pays. Elle empêche les organismes de bienfaisance canadiens de mettre en commun leurs ressources avec celles d’autres donateurs internationaux afin d’intervenir lors d’urgences, telles que la récente explosion à Beyrouth, les tremblements de terre ou les ouragans, parce qu’on doit toujours dresser un plan propre au Canada en ce qui a trait au régime comptable, aux règles, et aux exigences sur le plan bancaire et en matière de rapports.
En plus du coût des occasions manquées, il y a un coût financier.
Andy Harrington, directeur général de la Canadian Foodgrains Bank (un partenariat regroupant 15 églises et organisations chrétiennes œuvrant sur la scène internationale afin de réduire la pauvreté), estime que lui-même et ses partenaires dépensent des centaines de milliers de dollars chaque année pour se conformer à l’obligation de direction et contrôle.
La Fondation MasterCard, qui est la plus grande fondation privée au Canada, a fourni 951 milliards de dollars aux partenaires, de 2007 à 2017, dont 19 millions de dollars ont servi à recueillir et soumettre des reçus. La Fondation a dépensé un autre million de dollars pour les coûts du personnel affecté au processus de conformité — de l’argent qui n’est pas attribué aux projets.
Depuis un demi-siècle, cette disposition a été utilisée pour menacer et enfermer les organismes de bienfaisance dans un cadre rigide, selon certains leaders du secteur. Les histoires abondent : l’organisme de bienfaisance canadien jugé non conforme parce qu’il n’avait pas obtenu les reçus adéquats de la part d’un marché rural indien qui fournissait du riz et des légumes à des enfants souffrant de la faim. Des reçus de taxi de Bolivie qui avaient dû être traduits en français ou en anglais. Des projets perdus parce qu’une fondation d’un autre pays avait des exigences moins rigoureuses.
Et le pire, disent les leaders du secteur, c’est que l’obligation de direction et contrôle perpétue une mentalité coloniale dépassée, que l’organisme de bienfaisance ait à traiter avec un leader local du Nigéria ou avec un organisme autochtone du nord du Manitoba.
« Le secteur de la bienfaisance croule sous la paperasse », dit Hilary Pearson, consultante philanthropique indépendante et présidente fondatrice de Fondations philanthropiques Canada.
La disposition remonte à un demi-siècle, mais on ne retrouve pas de restrictions semblables an Australie, en Nouvelle-Zélande, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en d’autres pays alliés — seul le Canada met des obstacles aux gens qui essaient de nourrir des enfants, de construire des écoles, ou de rendre les filles autonomes.
Les récipiendaires préfèrent souvent traiter avec des organismes de bienfaisance d’autres pays.
« Si nous participions à une compétition internationale de hockey-balle, le Canada serait la dernière équipe à être choisie », affirme John Clayton, directeur de programmes et de projets pour un organisme de Calgary, Samaritan’s Purse. « Et, gênés, on garderait toujours les yeux rivés au sol. »
Au fil des années, l’ARC a déclaré que les organismes de bienfaisance canadiens doivent dépenser tout leur argent pour leurs « propres activités ».
Selon l’interprétation de l’ARC, la Loi de l’impôt sur le revenu exige que si un organisme de bienfaisance décide de travailler avec un organisme qui n’est pas un organisme de bienfaisance (ce qui peut comprendre les coopératives, les entreprises d’économie sociale, les mouvements de la société civile, ou les récipiendaires autochtones qui ne sont pas des organismes de bienfaisance), il ne peut le faire que si le récipiendaire devient essentiellement l’organisme de bienfaisance donateur.
Cette disposition direction et contrôle exige que l’organisme de bienfaisance canadien donne les instructions initiales et toutes les instructions tout au long du projet. Elle exige une supervision canadienne continue, y compris en ce qui a trait aux rapports narratifs et financiers d’un organisme étranger qui doit confirmer, pour l’ARC, l’utilisation appropriée des fonds de l’organisme de bienfaisance canadien. Elle exige que le transfert périodique de fonds pour le projet soit approuvé par l’organisme de bienfaisance canadien, et ce, uniquement après que cet organisme ait approuvé la bonne utilisation des fonds reçus jusque-là.
Nos alliés ont leurs propres politiques restrictives, mais aucun n’exige que leurs organismes de bienfaisance prennent le contrôle des activités des donataires qui devraient être des partenaires, souligne Ratna Omidvar, sénatrice canadienne qui déposera un projet de loi, le 30 novembre, en vue de remplacer direction et contrôle par reddition de comptes.
Selon son amendement, la reddition de compte demeurerait un élément essentiel, mais les organismes de bienfaisance canadiens pourraient choisir leurs partenaires, négocier les conditions, et fournir des rapports réguliers tout en veillant à la reddition de compte et à l’autonomie du donataire.
Imaginez-vous, dit Dave Blundell, approcher un leader d’un milieu rural, potentiellement sans technologie Wi-Fi, pour lui expliquer les exigences en ce qui a trait aux rapprochements bancaires, aux dossiers sur les revenus et dépenses, et aux reçus pour toute chose, qu’il faut périodiquement envoyer au Canada!
« On part du mauvais pied, dans un relent de colonialisme. Les gens nous regardent et nous disent : “Vous n’avez pas confiance en moi.” Cela dépasse presque toujours leurs capacités en ressources humaines. »
La sénatrice Omidvar concède que, dans la situation actuelle, son discours va peut-être à contre-courant. La législation introduite au sénat a peu de chance d’être adoptée en temps normal, encore moins après qu’UNIS (WE Charity) a changé les perceptions des Canadiens concernant le secteur de la bienfaisance.
Les projets de loi d’initiative parlementaire peuvent facilement être contrecarrés par les procédures au Parlement. Il y a aussi l’incertitude persistante engendrée par une pandémie mondiale; le fait qu’une initiative pourrait être perçue par des profanes comme un plaidoyer contre une meilleure reddition de compte; et la menace constante d’une élection qui tuerait dans l’œuf un projet de loi.
La sénatrice Omidvar, qui s’implique dans le secteur depuis son arrivée d’Iran, il y a quarante ans, est bien consciente du défi : « Il est important de reconnaître que le racisme systémique est bien vivant au Canada, et aussi de reconnaître que le racisme systémique est difficile à dénicher parce qu’il se dissimule dans les systèmes, les protocoles et les lois. Avec cette loi, il se dissimule à la vue de tous.
« En dirigeant et en contrôlant un autre groupe, vous le soumettez et l’assujettissez de telle façon que les résultats sont racistes. »
La sénatrice souligne que le mouvement Black Lives Matter (BLM) ne peut être financé par aucun organisme de bienfaisance. Le financement ne pourrait être accordé sans la pleine direction et le plein contrôle sur le mouvement, ce à quoi les membres de BLM se refuseraient avec raison.
« C’est comme si vous preniez en charge leur activité et que vous la faisiez vous-même », dit-elle, en ajoutant que ce serait essentiellement leur dire qu’ils doivent être vous.
Elle est « pleinement consciente » de ramer à contre-courant avec cette législation. « UNIS est un des 80 000 organismes de bienfaisance, dit-elle. Ce scandale ne concerne pas les organismes de bienfaisance. C’est un problème politique. Je suis extrêmement troublée que ce scandale regrettable ait eu un impact négatif sur la perception des Canadiens au sujet des organismes de bienfaisance. »
Un amendement n’est peut-être pas pour un avenir rapproché, mais les députés (au moins à ce stade-ci) n’opposent pas de refus.
« Nous avons conscience du problème et nous savons que le système actuel cause des difficultés », commente Garnett Genuis, député conservateur de l’Alberta et porte-parole de son parti pour le développement international. Il affirme que son parti étudiera toute initiative législative qui pourrait provenir du sénat, mais, fait à souligner, il ne fera pas de liens avec le scandale d’UNIS.
« Il y a des problèmes concernant les relations du gouvernement avec UNIS, mais cela n’empêche pas de reconnaître le travail important effectué en général par le secteur de la bienfaisance, et le besoin de répondre aux défis auxquels il fait face. »
Heather McPherson, ancienne directrice générale de l’Alberta Council on Global Cooperation et maintenant porte-parole du NPD pour le développement international, est plus optimiste. Elle a envisagé de présenter un projet de loi en vue d’éliminer la disposition direction et contrôle, et a convoqué une rencontre des députés du Parti conservateur, du Parti vert et du Bloc québécois afin de les renseigner sur cette question.
« Pour être honnête, dit-elle, cela aurait dû être supprimé il y a bien des années. » Elle convient également que cette question doit être séparée de la controverse entourant UNIS.
Ce n’est pas tout le monde qui estime qu’un changement est nécessaire.
Selon Mark Blumberg, un avocat de Toronto qui traite avec des organismes de bienfaisance et des OBNL, les dispositions direction et contrôle fonctionnent bien. Il croit que le débat est teinté par la désinformation et l’incompréhension :
« Les organismes canadiens de développement international et d’aide humanitaire pourraient devoir affronter quelques années difficiles, à cause d’une potentielle austérité gouvernementale et d’une diminution du soutien des Canadiens aux causes internationales, alors qu’ils constatent que les besoins sont très grands parmi leurs amis, leur famille et leurs voisins au Canada.
« Après six mois d’un scandale impliquant un organisme de bienfaisance menant des activités à l’étranger, il pourrait être dévastateur pour le public de découvrir que certains organismes de bienfaisance canadiens désirent abaisser les niveaux de reddition de compte et réduire la transparence pour les activités à l’étranger. »
Caroline Riseboro, qui a été pendant 20 ans cadre dans le secteur sans but lucratif et du développement international, partage les préoccupations de l’avocat et dit que les dispositions direction et contrôle peuvent maintenir la confiance à l’endroit du secteur de la bienfaisance.
« Est-ce que les dispositions direction et contrôle présentent parfois des contraintes? C’est certain, dit-elle. Mais est-ce souvent nécessaire de maintenir la confiance à l’égard du système canadien? Oui.
« Dans ce secteur, tout ce que nous avons, c’est la confiance, et tout ce qui pourrait miner cette confiance représente une bien plus grande menace que les dispositions direction et contrôle. »
L’ensemble du secteur se dissocie d’UNIS. Coopération Canada a émis une déclaration au nom des 90 organisations signataires de son code d’éthique, pour réagir aux allégations d’irrégularités au sujet des organisations d’UNIS au Kenya.
« Les histoires qui tourbillonnent autour de ces organisations ont un impact réel sur la confiance du public envers les autres qui travaillent à l’échelle mondiale pour un monde meilleur, plus juste et plus équitable », affirme Nicolas Moyer, PDG de Coopération Canada, dans cette déclaration.
Dans une entrevue, il confie que le défi du secteur pourrait être de composer avec les personnes estimant qu’il est temps de serrer la vis au secteur de la bienfaisance. Mais le secteur ne désire pas réduire la reddition de compte, dit-il; il veut une reddition de compte afin que les fonds publics fassent l’objet d’un contrôle adéquat dans le contexte de la prestation de programmes.
« UNIS fait figure d’exception, dit-il. Tout le monde est d’accord avec l’élément de reddition de compte des dispositions direction et contrôle. Mais l’élément de direction constitue une exception propre au Canada et qui est incroyablement coûteuse. »
Bien que les préoccupations quant aux limites de ces dispositions touchent surtout des projets d’outre-mer, elles ont également des conséquences au Canada, particulièrement pour les communautés autochtones.
Darcy Wood, d’Aki Foods, à Winnipeg, a expérimenté la teneur des relations avec les communautés autochtones en vertu de la disposition direction et contrôle, en faisant partie des deux camps.
Il a contribué à l’établissement d’une ferme de 5,6 hectares dans la Première Nation de Garden Hill, à 600 kilomètres au nord-est de la capitale du Manitoba — une importante entreprise qui fait la promotion d’une alimentation saine et qui enseigne des compétences de base sur la réserve oji-crie où vivent 4400 personnes.
Les conseils de bande peuvent maintenant recevoir un financement direct de la part des organismes de bienfaisance, mais ils devaient se plier à un long processus afin de demander ce statut auquel étaient automatiquement admissibles les municipalités des blancs. Darcy Wood comprend pourquoi, dans une relation nation à nation, beaucoup d’organismes autochtones ne déposeront pas de demande en vue d’obtenir un statut de bienfaisance, en raison des obstacles à surmonter. Il sait que, dans des communautés éloignées, beaucoup d’organismes se privent d’aide parce qu’ils ne peuvent pas conserver les comptables nécessaires dans ce système hiérarchique.
En tant qu’Autochtone et ancien chef de Garden Hill, il sait à quel point ce peut être offensant. « C’est très colonial et paternaliste, sans mentionner trop bureaucratique, dit-il. Cela envoie le signal qu’on ne peut pas faire confiance aux organismes autochtones pour bien dépenser l’argent. »
Des leaders du secteur soulignent que la disposition direction et contrôle tranche fortement avec l’objectif de réconciliation et de partenariat avec les Canadiens autochtones, formulé par le gouvernement libéral.
Le temps est-il donc venu d’apporter des changements? Et pourquoi maintenant?
« Les temps changent, dit Andy Harrington. La législation a plus de 50 ans. On avait une compréhension bien différente de la culture et de la façon dont fonctionne le monde, il y a 50 ans.
« Ça ne fonctionne plus de la même manière. En ce moment, nous pouvons apporter des changements, et nous devrions vraiment le faire. »