La plupart des philanthropes mettent sur pied une fondation dans le but de redonner à la société. Ils investissent leur argent, leurs compétences, leur expérience et leurs connaissances dans ce qui leur semble le plus utile et satisfaisant (Fondations philanthropiques Canada, 2015). Tôt ou tard, ils apprennent toutefois que la société ou la communauté qu’ils souhaitent aider a des opinions et des attentes très précises au sujet du rôle d’une fondation.
D’intentions nobles à des critiques imprévues
Depuis sa constitution en 2000, la Fondation Lucie et André Chagnon (la Fondation) a traversé plusieurs cycles d’apprentissage en ce qui concerne son rôle et sa légitimité. Malgré les bonnes intentions et des réalisations importantes, elle a fait l’objet de critiques sociales qui ont eu une influence constructive sur sa trajectoire.
La première phase d’activité de la Fondation, de 2000 à 2006, peut être qualifiée d’« entrepreneuriale ». Afin de mener à bien sa mission initiale de prévenir la pauvreté et la maladie, la Fondation a accordé une aide financière à de nombreux organismes et a lancé des initiatives de grande envergure. La présence d’un acteur philanthropique privé d’aussi grande taille dans le paysage social québécois était toutefois chose nouvelle. Bien qu’elle ait consulté abondamment les organismes sociaux et de santé publique, la Fondation était perçue comme un acteur entrepreneurial qui n’agissait pas encore comme un « acteur social » ayant à cohabiter et à collaborer à part entière avec d’autres acteurs sociaux (Fontan et coll., 2018). Son approche d’évaluation était passablement calquée sur un modèle d’entreprise indépendante.
La deuxième phase d’activité de la Fondation, de 2007 à 2014, a débuté par d’importantes décisions :
- Se concentrer sur la prévention de la pauvreté en favorisant la réussite éducative des jeunes Québécois et contribuer ainsi à l’avancement de priorités souvent réitérées par la société québécoise.
- Adopter deux stratégies complémentaires : la mobilisation des communautés et la mobilisation de la société.
- Reconnaître le rôle central de l’État dans les domaines de la pauvreté et de l’éducation en formant trois importants partenariats avec le gouvernement du Québec pour mettre l’accent sur les saines habitudes de vie, le développement des jeunes enfants et la persévérance scolaire. Trois organismes sans but lucratif ont été constitués pour opérationnaliser ces partenariats en vertu d’ententes de gouvernance conjointe. Durant ces années, la culture de reddition de comptes de l’administration publique orientait le modèle d’évaluation de la Fondation.
Le développement des partenariats entre la Fondation et le gouvernement du Québec a donné lieu à une deuxième vague de critiques sociales plus importantes. Celles-ci remettaient surtout en cause l’idée d’ententes « privées », élaborées, dans ce cas-ci, entre l’État et une fondation privée, sans laisser place à un débat public sur le besoin, le sens, la portée ou la finalité à donner au partenariat envisagé (Fontan et coll., 2018). Les critiques ont souvent invoqué la question de la démocratie, accusant la Fondation de mener ses activités sans consultation publique. Bien que la Fondation ait « perdu » son lien direct avec les communautés, la perception était que les trois organismes sans but lucratif qui géraient les partenariats étaient des « succursales » de la Fondation auxquelles cette dernière imposait ses solutions.
En 2015, à la suite d’un processus qui a duré dix-huit mois, la Fondation et le Gouvernement ont décidé de ne pas renouveler ces partenariats, expressément dans le but de permettre à la Fondation de renouer avec son rôle philanthropique légitime et distinctif (Fondations philanthropiques Canada, 2017). Cette décision a donné l’occasion de faire le bilan des réalisations majeures de la Fondation, mais aussi des critiques concernant sa légitimité, qui représentaient des variantes des mêmes messages : « Ne nous dites pas quoi faire, soutenez-nous; » « Ne négociez pas, collaborez; » « Ne vous substituez pas au Gouvernement, agissez en complémentarité; » et « Ne surveillez pas, apprenez. »
Nous avons tiré les conclusions suivantes :
- Notre légitimité et notre pertinence ne peuvent être autoproclamées; nous devons les gagner grâce au dialogue, à la confiance, à des relations et des pratiques philanthropiques respectueuses. Par leur participation à notre gouvernance, les intervenants de la société civile doivent avoir le sentiment que la Fondation est aussi un peu la leur.
- Nous ne devons pas adopter une attitude d’acteur indépendant; nous devons plutôt agir comme un acteur ayant des relations interdépendantes avec de nombreuses parties prenantes.
- Notre contribution ne se mesure pas par nos actions, mais par les organismes que nous appuyons et le genre de soutien que nous leur apportons.
- Notre rôle ne consiste pas à arriver avec des solutions que d’autres mettront en œuvre, mais à appuyer les acteurs qui entreprennent d’innover, de rechercher et mettre en œuvre leurs propres solutions.
- Notre démarche d’évaluation ne doit pas viser à documenter les effets de projets isolés sur différents enfants, mais doit consister à découvrir ce que nous pouvons faire pour participer au renforcement de la capacité des organisations de la société civile à atteindre leurs objectifs tout en apprenant.
Nous ne le faisons pas pour nous!
En d’autres mots, nous sommes arrivés à la conclusion que notre utilité, notre pertinence et notre légitimité passaient par un réexamen de notre rôle en fonction du point de vue de la société sur des objectifs communs. À cette fin, nous avons lancé un processus de réflexion et de consultation auprès d’un vaste éventail de parties prenantes. Nous ne tenons pas notre légitimité seulement des personnes que nous soutenons. En fait, les défenseurs les plus crédibles de notre légitimité pourraient fort bien être ceux qui n’ont pas besoin de l’argent de la Fondation ou qui n’en veulent pas.
Ces parties prenantes ont recommandé que nous formulions d’abord notre vision – une vision que la plupart d’entre eux partagent quant à ce que nous pouvons faire collectivement pour aider les enfants du Québec : « Contribuer à ce que le Québec soit une société solidaire, juste et inclusive qui permette à chaque enfant, chaque famille de se réaliser et d’y participer pleinement ».
Nous avons ensuite défini notre rôle unique de façon à ce qu’il soit totalement distinct de celui du Gouvernement et centré sur les gens et les organismes que nous appuyons : fournir un soutien à long terme à des organismes et des regroupements qui travaillent au développement de leur capacité à prendre des mesures durables pour mettre en place les conditions qui assureront la réussite éducative de tous les enfants, en particulier dans les milieux défavorisés.
Un maillon de la chaîne
Nous sommes parfaitement conscients que nous sommes seulement un maillon de la longue chaîne que forment les acteurs sociaux. La Fondation a pour mission de prévenir la pauvreté en misant sur la réussite éducative des jeunes aux quatre coins du Québec. Nous partageons les aspirations de la plupart des citoyens du Québec en ce que nous voulons créer collectivement des conditions durables pour réduire les obstacles et les inégalités qui perpétuent la pauvreté et nuisent à la réussite éducative. Ce projet de société fondamental nécessite une volonté et un engagement collectifs du plus grand nombre. Dans son rôle de bailleur de fonds, la Fondation ne soutient qu’une fraction des initiatives nécessaires pour assurer la réussite éducative de tous les enfants de la province.
Cet article n’a pas pour but de présenter nos orientations futures, qui sont décrites en détail sur notre site Web au fondationchagnon.org. Nous souhaitons mettre en relief le fait qu’une fondation qui veut véritablement se montrer à la hauteur de son ambition de redonner à la société et d’être un acteur légitime doit se considérer et être considérée comme un outil collectif de changement ou, autrement dit, comme étant au service d’un projet sociétal qui est plus grand qu’elle.
Aller à la rencontre des parties prenantes
De juin 2017 à l’automne de 2018, nous avons tenu 68 rencontres qui nous ont permis de discuter de notre rôle, de notre passé et de notre avenir avec plus de 760 représentants d’organismes issus des milieux communautaire, philanthropique, social, de la petite enfance, scolaire, de la santé publique, gouvernemental, municipal, universitaire, syndical et économique. Cette démarche s’est révélée une étape importante pour que nous regagnions un certain degré de légitimité.
Selon un sondage mené par la firme Ad hoc recherche en mai 2018, la vaste majorité des 240 leaders issus de tous les milieux de la société québécoise qui y ont participé considèrent que la Fondation évolue dans la bonne direction avec ses nouvelles orientations. Voici les principaux résultats de ce sondage :
- 97 % des répondants ont actuellement une perception favorable de la Fondation.
- 89 % se sentent personnellement proches de la Fondation.
- 89 % ont entendu parler de ses nouvelles orientations.
- 85 % jugent que la Fondation évolue dans la bonne direction.
- 87 % perçoivent les nouvelles orientations comme étant un changement important.
- Les éléments les plus favorables de l’orientation générale de la Fondation sont la durée à long terme du soutien (82 %), la concentration dans les milieux défavorisés (80 %) et l’approche centrée sur le développement de la capacité d’agir des organismes et regroupements (79 %).
- Depuis l’annonce de ses
nouvelles orientations,
- la Fondation est perçue comme étant plus apprenante (+ 39 %), à l’écoute (+ 36 %), collaborative (+ 32 %), respectueuse (+ 23 %) et cohérente (+ 18 %),
- Elle est aussi perçue comme étant moins interventionniste (- 34 %), rigide (- 26 %), contrôlante (- 24 %) et exigeante (- 20 %).
Nous ne devons jamais tenir pour acquises ces avancées : les participants au sondage ont aussi souligné qu’« il faut le voir pour le croire ». Bien que largement jugées pertinentes (8,1/10), cohérentes (8,0/10) et légitimes (8,2/10), les nouvelles orientations pourraient être plus claires (7,5/10) et transparentes (7,8/10). Des entrevues téléphoniques, menées entre le 28 juin et le 5 juillet 2018, ont permis de préciser ce qui pouvait être amélioré. Il en est notamment ressorti que des exemples plus concrets favoriseraient une meilleure compréhension des nouvelles orientations de la Fondation, de leur mise en œuvre et de leur impact sur les organismes.
Le succès n’est pas une destination, c’est un parcours
Durant son excellent TEDx Talk de 2012, Paul Hughes a déclaré que « le succès n’est pas une destination; le succès est un parcours »
[traduction]
. On pourrait en dire autant lorsqu’il s’agit de gagner de la légitimité et de démontrer sa pertinence. Ces qualités sont affaire de perspective; elles ne peuvent être autoproclamées, et elles ne sont jamais acquises pour toujours.
La Fondation s’est engagée sur cette voie. Nous sommes déterminés à changer le cours des choses en aidant ceux qui changent le cours des choses. La qualité de nos liens et l’authenticité de notre soutien seront les facteurs déterminants de notre intégration à la société québécoise en tant que composante appréciée et légitime de son tissu social.
Jean-Marc Chouinard est président et François Lagarde, vice-président, Communications et engagement collectif, de la Fondation Lucie et André Chagnon.
Références
Ad hoc recherche (2018). Positionnement et perception de la Fondation Lucie et André Chagnon. https://fondationchagnon.org/media/164749/sondage_perceptions-fondation_2018.pdf
Fondations philanthropiques Canada (2015). Établir une fondation : un guide pour les mécènes (3e édition).
Fondations philanthropiques Canada (2017). Bailleurs de fonds philanthropiques et gouvernements : les possibilités de partenariat.
Fontan, J.-M., et coll. (2018). Trajectoire historique 2000 – 2018 ; Fondation Lucie et André Chagnon.PhiLab – Le Laboratoire montréalais de recherche sur la philanthropie canadienne.
Hughes, P. (2012). Ten Meters of Thinking: The ABC of Communication: Paul Hughes at TEDxInnsbruck. https://www.youtube.com/watch?v=V00n4QEPP4g