Cet article est le cinquième dans une série portant sur la philanthropie en Europe.
Les citoyens français aspirent de plus en plus fortement à être acteurs du changement social, à réinventer les manières d’entreprendre, de s’engager, d’échanger, de se nourrir, de se déplacer…. En témoignent, l’implication des 13 millions de bénévoles dans des associations, le développement de l’entrepreneuriat social, la montée en puissance de l’économie collaborative, le développement des circuits courts alimentaires ou encore l’émergence des mouvements citoyens.
La finance n’échappe pas à ce mouvement de fond : développement des banques éthiques, de la microfinance, de l’investissement socialement responsable, boom du crowdfunding, apparition des monnaies locales, croissance spectaculaire de la finance solidaire, émergence sur la scène internationale de l’Impact Investing… S’affirme ainsi la figure du citoyen acteur du financement ET conscient des enjeux auxquels il apporte son soutien : transition écologique, lutte contre la pauvreté ou contre le chômage.
La France, dans le domaine de la finance à impact social, est non seulement particulièrement active mais également à la pointe des innovations. La finance solidaire permet au citoyen d’utiliser son épargne pour le financement d’activités à forte utilité sociale et/ou environnementale (accès à l‘emploi et au logement pour les personnes qui en sont exclues, développement d’activités écologiques avec l’agriculture biologique et les énergies renouvelables, entrepreneuriat dans les pays en développement…). Ils sont aujourd’hui plus d’un million d’épargnants à avoir placé leur argent sur des produits d’épargne solidaire, pour un encours total de 9,76 milliards d’euros à fin 2016. Le nombre de ces épargnants solidaires n’a pas cessé de croître depuis la création des premiers placements par des acteurs de la société civile dans les années 80.
La finance solidaire : la genèse
Les années 1980 sont celles de l’accélération du phénomène de libéralisation de l’économie et de la finance. La décennie est marquée par les arrivées au pouvoir de Margaret Thatcher (en 1979) au Royaume Uni et de Ronald Reagan (en 1981) aux Etats-Unis d’Amérique, deux farouches partisans d’une économie de marché dérégulée dans laquelle l’intervention de l’Etat au nom de l’intérêt général n’a plus sa place. Les acteurs des marchés financiers, de moins en moins soumis à la régulation étatique, développent des activités très profitables et de moins en moins liées à l’économie productive. Ce mouvement de financiarisation de l’économie marque la fin du compromis qui datait de l’après deuxième guerre mondiale, et dans lequel les acteurs financiers avaient comme première mission le financement de l’économie. Les années 1980 voient ainsi se développer des fortunes considérables construites sur les marchés financiers sans qu’à aucun moment le capital investi n’ait permis de soutenir une activité productive.
S’il faut attendre 1983 pour que le mouvement de libéralisation gagne la France, l’Hexagone s’engage lui aussi sur cette voie, tout au long d’une décennie qui sera également marquée par le développement d’un autre phénomène : le chômage de masse. Alors qu’il était d’à peine 3% au milieu des années 1970, le taux de chômage progresse rapidement et dépasse 8% en 1985 puis franchit la barre symbolique des 10% au début des années 1990. Ce phénomène interroge la capacité de la sphère économique et de la sphère financière à contribuer à un modèle de société générateur de progrès social. C’est dans ce cadre que les premières initiatives de finance solidaire voient le jour, notamment la collecte de capital citoyen.
Le mouvement des CIGALES apparait, par exemple, en 1983. Une CIGALES (Club d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne Solidaire) regroupe des particuliers (entre 5 et 20) qui mettent en commun une part de leur épargne afin de l’investir dans de petites entreprises de leur territoire. Les investissements sont décidés collectivement et les « cigaliers » s’impliquent aux côtés des entreprises soutenues en les accompagnant tout au long de l’engagement financier du club.
A l’instar des CIGALES, d’autres entreprises solidaires s’appuient sur les réseaux de militants et de sympathisants pour financer leur développement et renforcer leurs fonds propres : c’est ce que l’on appelle l’actionnariat solidaire. En faisant un appel public à l’épargne, via des augmentations de capital régulières, les acteurs du logement très social, comme Habitat et Humanisme, de la solidarité internationale, tel que Oikoicredit, ou encore de l’écologie (Terre de liens) vont faire de l’actionnariat solidaire un outil puissant de financement de leurs actions en faveur de publics marginalisés et de soutien à leur projet politique. Les dispositifs fiscaux incitatifs – réduction d’impôt pouvant aller jusqu’à 50% du montant de la souscription – sont notamment décisifs pour son développement.
En 1983 est également créé, par le Crédit Coopératif et le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD), le premier placement bancaire solidaire : le Fonds Commun de Placement (FCP) de partage « Faim et Développement ». Contrairement à de nombreux supports d’épargne, ce placement n’a pas été créé sur la base d’études de marché, de veilles concurrentielles ou de tests de consommateurs. Cette innovation financière trouve ses origines dans l’histoire contemporaine, pendant la guerre froide, en août 1980, lors de la création du syndicat polonais Solidarnosc, mouvement populaire d’opposition au régime communiste alors en place.
A cette époque, le CCFD, première ONG de développement en France, achemine des convois humanitaires vers la Pologne. Elle finance également la formation clandestine des militants de Solidarnosc, avec l’appui technique de l’association « Solidarité France Pologne » qui lui fournit des traducteurs. Confrontés à des besoins grandissants, le CCFD arrive cependant à la limite de ses moyens traditionnels et imagine la création d’une structure financière. Le partenariat entre ces deux associations donne ainsi naissance, avec le concours du Crédit Coopératif, à un FCP car, selon Jean-Paul Vigier, chargé de mission pour l’action économique au CCFD, il est « plus facilement réalisable qu’une SICAV. »
C’est plus de 10 ans après la création de ce fonds de partage, en 1994, qu’un premier organisme de placement collectif (OPC) permettant de soutenir le financement d’activités solidaires est créé : le FCP « Insertion Emplois » (aujourd’hui renommé « FCP Insertion Emplois Dynamique »), sous l’impulsion de la CFDT, principale fédération syndicale de salariés.
Le projet est confié à Patrick Savadoux, gérant de fonds à la Caisse des Dépôts et Consignations, institution financière publique française qui finance des activités d’intérêt général pour le compte de l’État et des collectivités territoriales. Il se souvient qu’avec ses équipes « nous partions pratiquement de zéro. Nous n’étions pas certains que nous pouvions gérer des titres non cotés dans un FCP. On avait cependant un précédent à la CDC avec la SICAV « Nord Sud Développement » qui investissait une partie de son actif dans des institutions de microfinance à l’étranger. On savait seulement que l’on pouvait investir dans d’autres types de structures ».
Pour soutenir techniquement des organismes chargés de créer des emplois via l’activité par l’insertion, les équipes de la Caisse des Dépôts et Consignations Gestion trouvent une solution réglementaire : le « ratio dérogatoire ». Celui-ci permet d’investir jusqu’à 10% de l’actif du fonds dans des produits de toute nature, comme par exemple des titres non cotés ou des devises.
Si le fonds peut investir jusqu’à 10% en titres non cotés, il n’y a pas de seuil minimum. « Au début, seuls 1% des actifs étaient affectés au financement d’activités solidaires. Au fil des comités de gestion, cela nous a semblé insuffisant par rapport à la demande initiale de la CFDT. Il fallait trouver un juste milieu. C’est comme ça que nous nous sommes calés sur un objectif de 5 à 10% » indique Patrick Savadoux. Les fonds solidaires, dits fonds « 90-10 », venaient d’être créés (ventilation des actifs entre 10% maximum de titres solidaires et 90% minimum de titres cotés). Ces fonds « 90-10 » se sont très rapidement imposés comme le principal outil de collecte d’épargne solidaire.
Conçus et gérés par les sociétés de gestion d’actifs, ils sont actuellement commercialisés :
- via un dispositif d’épargne salariale: toutes les entreprises de plus de 50 salariés, générant des bénéfices doivent partager une partie de ces bénéfices avec leurs salariés. Dans ce cadre, les salariés peuvent soit toucher directement ce supplément de rémunération qui s’ajoutera à leur revenu imposable, soit le placer au travers de dispositifs d’épargne d’entreprise (PEE : plan d’épargne entreprise ou PERCO : plan d’épargne retraite collectif) et bénéficier d’une défiscalisation du placement. Depuis 2010, lorsqu’un employeur propose aux salariés un PEE et/ou un PERCO, il a l’obligation, d’inclure au moins un fonds solidaire dans la liste des OPC proposés. Ces fonds sont appelés Fonds Communs de Placement d’Entreprises solidaires (FCPES). Seules des personnes physiques, les salariés, y ont accès. Cette mise en visibilité de fonds solidaires est à l’origine d’une progression spectaculaire de l’encours investi puisqu’il est passé de 500 M€ en 2007 à 6,2 Mds€ en 2016. Aujourd’hui 800 000 salariés ont fait le choix d’un FCPES.
- via une banque ou une mutuelle d’assurance: les épargnants, personnes physiques ou morales, peuvent choisir de placer tout ou partie de leur épargne dans un fonds « 90-10 », qui sont soit des FCP (Fonds Commun de Placement), des SICAV (Société d’Investissement à Capital Variable) ou des FIP (Fonds d’Investissement de Proximité).
La finance solidaire aujourd’hui
Avec un encours qui côtoie les 10 milliards d’euros au 31/12/2016, l’épargne solidaire n’a cessé d’évoluer et d’innover, représentant une large diversité d’acteurs et de produits.
Ainsi, presque tous les établissements financiers (banques et mutuelles) proposent aujourd’hui des produits d’épargne solidaire. L’épargne bancaire (livrets d’épargne réglementés, fonds commun de placement, assurance-vie…), a vu son encours augmenter de 130 % depuis 2010 et représente environ 30 % de l’encours global d’épargne solidaire à fin 2016 (3,06 milliards d’euros au 31/12/2016). Ce sont notamment les livrets d’épargne solidaire qui concentrent plus de la moitié des encours des placements bancaires. Les livrets de partage (l’épargnant reverse, sous forme de don à un organisme solidaire, au moins 25 % des revenus générés par son livret) sont d’ailleurs les placements qui ont connu la plus forte progression avec une hausse annuelle de 25,2 %.
L’épargne salariale, elle, est le principal moteur de la progression des encours d’épargne solidaire. En effet, sur les 8 à 10 millions de salariés qui ont la possibilité d’épargner via leur entreprise, 800 000 ont décidé de placer leur argent sur un plan d’épargne solidaire. Au 31/12/2016, l’encours de l’épargne salariale solidaire s’est ainsi établi à 6,2 milliards d’euros (63,5 % de l’encours global), en hausse de 19,4 % par rapport à 2015. Depuis 2010, cela correspond à une hausse de 325 %.
Les 5 % restants concernent l’actionnariat solidaire, soit l’épargne collectée en direct par les entreprises solidaires via des augmentations de capital. L’actionnariat solidaire a franchi les 500 millions d’euros d’encours au 31/12/2016 et a vu son encours progresser de 71 % depuis 2010. Ce mode de collecte s’est développé de manière continue, notamment en raison de la diminution des financements publics mais également d’une volonté des citoyens d’être davantage acteur du changement social.
Finansol : une association qui agit pour la promotion de la finance solidaire depuis plus de 20 ans
L’association Finansol a été fondée en 1995 afin d’accélérer la dynamique de l’épargne solidaire initiée dix ans plus tôt avec la création des premiers placements solidaires. L’ambition des fondateurs de l’association était « de se donner plus de moyens collectifs, pour pouvoir se faire connaître des épargnants et dialoguer avec les pouvoirs publics. Chacun d’entre eux était en effet trop petit pour se faire connaître seul » se souvient Jean-Paul Vigier, premier président de Finansol. « Finansol avait pour ambition d’atteindre un encours d’épargne solidaire de 10 milliards de francs (soit environ 1,5 Md€, hors inflation) en 10 ans. Il fallait alors donner confiance aux épargnants » poursuit Jean-Paul Vigier.
Très vite après l’émergence de Finansol est venue l’idée de la création d’un label attribué aux produits d’épargne solidaire respectant des critères de transparence et de solidarité, afin de permettre aux épargnants de reconnaître les placements solidaires. En 1997, le label Finansol est créé. Il demeure aujourd’hui encore l’unique label de la finance solidaire en France.
Au-delà de la promotion du label Finansol, l’association Finansol sensibilise les épargnants sur le rôle qu’ils peuvent jouer dans l’instauration d’une finance utile, équitable et raisonnée, à travers des actions de sensibilisation et des outils de communication divers. L’association propose ainsi des guides pédagogiques, organise différents événements tels que la Semaine de la finance solidaire (semaine qui se tient chaque année au mois de novembre afin de sensibiliser le grand public à l’épargne solidaire), développe des relations multiples avec les media.
Par ailleurs, elle travaille, avec le soutien de ses adhérents, à la création de nouveaux produits ou la déclinaison solidaire de produits d’épargne existants tels que l’assurance-vie solidaire, un livret d’épargne réglementée solidaire, une épargne salariale solidaire plus attractive…
L’impulsion politique étant nécessaire et décisive pour encourager, renforcer et développer cette épargne qui profite à tous, Finansol intervient également auprès des décideurs publics afin de créer le cadre légal et fiscal le plus favorable au développement de la finance solidaire.
Enfin, l’Observatoire de la finance solidaire est l’instrument de mesure et d’analyse de Finansol. Il collecte annuellement les données du secteur et produit des indicateurs qui permettent de dresser un panorama complet du secteur de la finance solidaire. Toutes les données sont ainsi répertoriées dans les baromètres et études que publie l’association.
Les ambitions de la finance solidaire : favoriser le développement des entreprises à forte utilité sociale et/ou environnementale grâce à l’engagement des épargnants
La finance solidaire c’est, en 2016, un flux de financement solidaire qui s’est élevé à 280,3 millions d’euros. Une partie de ce flux a permis d’accompagner des personnes en situation de fragilité sociale et physique avec pour effet immédiat la création ou consolidation de 49 000 emplois.
Hausse des loyers, accès à la propriété de plus en plus difficile, manque croissant de logements sociaux…, là aussi la finance solidaire intervient afin que les personnes en difficulté puissent retrouver un logement. En 2016, ce sont 5 500 personnes qui ont pu être logées ou relogées dans des habitats décents.
Une partie du financement solidaire a également été investie dans des activités écologiques (agriculture biologique et énergies renouvelables) permettant, notamment, de produire l’équivalent de la consommation d’énergie de 20 000 ménages en France.
En 2016, ce sont aussi plus de 100 acteurs du développement qui ont bénéficié de soutien à l’entrepreneuriat dans les pays en développement.
Si la participation de la finance solidaire à la résolution des enjeux sociétaux actuels progresse, la mobilisation des épargnants doit s’amplifier afin de répondre à des besoins sociaux et environnementaux en explosion. Le chômage de masse reste une donnée structurelle et la pauvreté continue de progresser en France (le nombre des personnes sans domicile fixe a augmenté de 50% en 12 ans (2001-2013) selon le rapport 2017 de la Fondation Abbé Pierre). En outre, les enjeux environnementaux croissent de manière spectaculaire et la France a pris du retard par rapport à ses homologues européens. Par exemple, la part des énergies renouvelables ne représente que 14 % de la production d’électricité alors même que les Français(es) plébiscitent largement la transition énergétique. Le financement du développement au Sud nécessite aussi d’importants apports en capitaux solidaires.
Parallèlement, les manières d’entreprendre et de consommer évoluent. Une nouvelle génération d’entrepreneurs sociaux est apparue, dont on perçoit déjà les capacités d’innovation (par exemple La Ruche qui dit Oui pour la valorisation des circuits-courts de consommation, ou Simplon.co pour l’insertion professionnelle). Ce mouvement d’entrepreneurs voulant créer des entreprises qui ont du sens est appuyé par des universités et des grandes écoles de commerce qui proposent dorénavant des formations en entrepreneuriat social ou en philanthropie. Le changement d’échelle est également un enjeu de l’économie sociale et solidaire : il s’agit de favoriser l’émergence de champions ayant la capacité de répondre massivement aux besoins sociaux (entreprises d’insertion, secteur sanitaire et social).
Face à ces besoins sociaux et environnementaux, la finance solidaire est une réponse concrète et décisive.
Malgré sa progression continue de plus de 20 % par an, l’épargne solidaire demeure encore marginale puisqu’elle ne constitue que 0,2 % du patrimoine financier des Français(es) (ce dernier étant évalué à 4 765 milliards d’euros en 2016 selon la Banque de France).
L’objectif des acteurs de la finance solidaire est qu’à horizon 2025, 1 % de l’épargne des Français soit consacré à des placements solidaires. Des chantiers avec les pouvoirs publics d’une part et les établissements financiers d’autre part sont ainsi initiés afin de développer la gamme de placements solidaires, les canaux de collecte de cette épargne et d’attirer de nouveaux souscripteurs.
Renouer avec une finance qui a pour objet de participer à une transition économique plus solidaire d’un point de vue social et environnemental, en mobilisant tous les types d’épargnants (particuliers et investisseurs institutionnels) et en s’appuyant sur l’engagement citoyen et l’innovation financière, telle est l’ambition de Finansol !