Ce texte fait partie d’une série d’entretiens menés auprès de six chercheurs de la communauté PhiLab sur leurs différents objets d’étude.
Ce texte fait partie d’une série d’entretiens menés auprès de six chercheurs de la communauté PhiLab sur leurs différents objets d’étude. PhiLab est un réseau canadien de recherche en philanthropie basé à Montréal, sur le campus de l’UQAM.
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Sylvain A. Lefèvre, directeur du Centre de recherche sur les innovations sociale (CRISES), coprésident du Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), professeur au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale (ESG UQAM) (coécrit avec David Grant-Poitras)
À 15 ans, que vouliez-vous faire dans la vie?
Je rêvais de devenir entraîneur d’une équipe de soccer. Outre le soccer, j’ai toujours eu un attrait pour les sciences sociales. J’aime découvrir de nouveaux milieux.
Comme chercheur, vous affectionnez l’approche ethnographique. Pourquoi?
En effet, je trouve enrichissant de pénétrer des univers différents, comme un passe-muraille. Parfois, je me contente d’observer, comme une mouche sur le mur. Parfois, j’interviens auprès de mon objet d’étude.
Pourquoi l’univers des fondations vous interpelle-t-il?
J’ai amorcé mon doctorat en science politique au moment des grands rassemblements altermondialistes. Les autres doctorants se sont penchés sur l’action collective visible, comme le mouvement zapatiste au Chiapas, au Mexique, et le regroupement Attac contre la mondialisation. J’ai opté pour l’arrière-cuisine de l’action collective, notamment son financement, que j’utilise comme traceur et comme révélateur. Je tire sur ce fil pour faire émerger les grandes questions associées à la philanthropie.
La philanthropie est prisonnière de deux cadrages, selon vous. Lesquels?
On célèbre la générosité des donateurs ou on la dénonce comme étant une ruse. Au final, on s’intéresse fort peu au travail concret des fondations. Mes travaux explorent comment le personnel des fondations travaille au quotidien.
Depuis l’été 2019, vous étudiez un projet de collaboration novateur entre quatre fondations. De quoi s’agit-il?
Les fondations Béati, Chagnon, McConnell et Mission Inclusion financent ensemble le projet Bâtiment 7 (B7), dans le quartier Pointe-Saint-Charles, à Montréal. B7 est un centre multiservice installé dans un bâtiment industriel patrimonial. On y trouve, entre autres, une épicerie, des ateliers artistiques (céramique, bois, chambre noire, etc.), des ateliers de réparation (vélo et mécanique) et une salle de soin (naturopathe, ostéopathe, massothérapeute, etc.).
C’est un projet hors-norme, notamment par son ampleur et son ambition : réhabiliter un édifice de 90 000 pieds carrés. B7 est une version grossie et exacerbée de tendances encore diffuses liant justice sociale, aménagement du territoire et environnement. B7 se démarque aussi par sa vocation : autogéré par le Collectif 7 à Nous, il se décrit comme une « fabrique d’autonomie collective ».
Le bâtiment, qui devait être détruit pour faire place à un casino, a été récupéré au prix de vives luttes citoyennes. C’est une initiative à portée révolutionnaire qui avait comme intention l’autonomie financière. Le Collectif 7 à Nous a, entre autres, recueilli 50 000$ en émettant des obligations communautaires achetées par 21 investisseurs. Mais l’idéalisme des initiateurs s’est heurté au test de la réalité. C’est dans ce contexte qu’à l’automne 2018, quatre fondations ont accepté de s’unir et de soutenir la phase de démarrage de B7. À partir de l’été 2019, j’ai contribué, en compagnie du doctorant David Grant-Poitras, à documenter l’histoire de ce financement hors du commun.
Pourquoi ce projet constitue-t-il un objet de recherche utile?
Il offre une occasion d’apprentissage pour le projet B7 lui-même, mais aussi pour la collaboration entre les fondations. La dynamique de la réappropriation des bâtiments industriels et de l’embourgeoisement est de plus en plus présente dans de nombreux quartiers. Les enjeux associés rejoignent les enjeux liés à la mission de nombreuses fondations : l’inclusion, la pauvreté, l’emploi, etc. L’expérience d’un financement conjoint de fondations a quant à elle a permis de mettre en lumière certaines rigidités institutionnelles.
Vous vous êtes penché sur des événements préalables au partenariat officiel des fondations de l’automne 2019. Pourquoi?
Pour comprendre pourquoi les fondations ont accepté de financer B7, il faut remonter à la fin des années 2000. À cette époque, les citoyens du quartier ont été invités à partager leurs aspirations pour le développement futur sur des terrains du Canadian National, où se trouve aujourd’hui Bâtiment 7. L’exercice a été financé par la Fondation Béati. Elle est demeurée présente pour la naissance du Collectif 7 à Nous, pendant les négociations avec la ville et avec le propriétaire du terrain, ainsi que pendant la période de structuration du projet B7. Cette relation de confiance explique pourquoi Béati a accepté de financer la phase 1 de B7. Leur compréhension fine du projet a permis à cette fondation de convaincre trois autres partenaires philanthropiques de contribuer au financement.
Le partenariat inclut quatre fondations, mais un nombre supérieur a été sollicité. Qu’est-ce qui a motivé les acceptations et les refus?
Toutes les fondations qui ont accepté étaient en réflexion sur leur manière d’entrer en contact avec les milieux qu’elles financent. Elles ont d’abord accepté parce que B7 avait un lien avec leur mission, mais aussi pour apprendre à collaborer entre elles. Les fondations qui ont décliné l’ont fait parce que B7 ne cadrait pas suffisamment avec leur mission, ou parce qu’elles ne se sentaient pas suffisamment expérimentées pour amorcer une démarche formelle de collaboration avec d’autres fondations. Certaines craignaient finalement qu’une consolidation de l’action des fondations vampirise les ressources financières disponibles pour les autres OBNL du quartier.
Votre recherche a identifié trois défis à la collaboration entre fondations. Quels sont-ils?
Le premier consiste à composer avec les rigidités institutionnelles. Bien que les fondations s’affichent comme étant innovantes et guidées par la prise de risque, l’inverse s’est avéré. Aucune des fondations impliquées n’a réussi à libérer des fonds par les canaux réguliers. Une avenue de solution pourrait être la création de « zones d’incertitude organisationnelle », qui permettrait de déroger des procédures habituelles.
Le second défi est la tension qui existe entre l’autonomie organisationnelle et la mise en commun des ressources (comme le réseau de contacts) et des outils (comme le processus de reddition de compte). Par exemple, les représentants des fondations n’occupaient pas tous la même position hiérarchique. Ils n’avaient donc pas tous le même pouvoir décisionnel pour céder une partie de l’autonomie de leur organisation pour ce projet.
Le troisième défi est celui de la gouvernance. La Fondation Béati a assumé le leadership d’animation et de convocation, à cause de son historique de confiance avec le Collectif 7 à Nous et de la position qu’elle occupe dans le secteur. Toutefois, ce leadership, acquis de facto, a nui à la mise en place d’une structure efficace et à l’attribution de responsabilités précises entre les fondations impliquées. Ceci a freiné l’engagement de certains représentants et a mis beaucoup de pression sur Béati, qui compte des moyens limités.
Comment les partenaires comptent-ils surmonter ces défis?
Une réflexion a été amorcée pour relancer la collaboration sur des bases différentes. La Fondation Chagnon a injecté 600 000$ sur trois ans, soulageant la pression financière. Et on a formé des comités pour faciliter les processus stratégiques et la prise de décision.
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Diane Bérard est journaliste de solutions indépendante. Cette pratique consiste à présenter, avec un regard critique, des solutions aux enjeux sociaux et environnementaux du 21e siècle.