Les leaders se penchent sur les grandes tendances – et tensions – dans le secteur

Les tensions au sein de la société dans son ensemble ont fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps, et cela se répercute sur la philanthropie. À l’approche de la conférence de Fondations Philanthropiques Canada qui se tiendra en septembre, The Philanthropist Journal s’est entretenu avec des leaders du secteur pour connaître les tendances – et les tensions – qui les interpellent cette année

Les tensions au sein de la société dans son ensemble ont fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps, et cela se répercute sur la philanthropie. À l’approche de la conférence de Fondations Philanthropiques Canada qui se tiendra en septembre, The Philanthropist Journal s’est entretenu avec des leaders du secteur pour connaître les tendances – et les tensions – qui les interpellent cette année


Le monde change, la philanthropie aussi. C’est ce que nous entendons souvent.

« Un éventail vertigineux de tendances sur le plan mondial, communautaire et philanthropique […] transforme radicalement les paysages locaux », peut-on lire dans un rapport de Deloitte sur l’évolution de la philanthropie. « Un tournant démographique massif change l’aspect des […] quartiers et, à terme, il changera aussi le caractère de la philanthropie », alors que « de profondes divisions économiques, politiques et raciales fragmentent les communautés locales et créent de nouveaux défis sociaux. »

Or ce rapport a été rédigé en 2014.

Avant la pandémie de COVID-19. Avant Black Lives Matter. Avant l’invasion de l’Ukraine, avant le 7 octobre, avant la guerre à Gaza. Avant même que TikTok existe.

Je pense que de nouvelles tensions se feront toujours sentir à mesure que de nouvelles approches verront le jour.

Marina Nuri, WES Mariam Assefa Fund

Les tensions au sein de la société dans son ensemble ont fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps, et cela se répercute sur la philanthropie. « Je pense que de nouvelles tensions se feront toujours sentir à mesure que de nouvelles approches verront le jour », déclare Marina Nuri, directrice de la stratégie et des programmes pour le Canada du Mariam Assefa Fund de Word Education Services (WES). Elle note également que les tensions peuvent être « causées par la volonté d’apporter des changements positifs ».

Parallèlement, le secteur est confronté à une longue liste de défis. « La demande de services, le manque de bénévoles, les enjeux de ressources humaines, la planification de la relève – tout cela n’est pas nouveau, déclare Arti Freeman, directrice générale de la Fondation Definity Assurance. En fait, ces problèmes ont pris de l’ampleur. »

À l’approche de la conférence de Fondations Philanthropiques Canada (FPC) qui se tiendra en septembre, The Philanthropist Journal s’est entretenu avec des leaders du secteur pour connaître les tendances – et les tensions – qui les interpellent cette année : qu’est-ce qui est une mode, qu’est-ce qu’une transformation, et que reste-t-il à voir?

Des partenariats pour affronter la polycrise

« Nous savons, en tant que secteur philanthropique, que nous devrions collaborer davantage », déclare Ian Boeckh, président et administrateur de la Fondation Graham Boeckh. Qu’il s’agisse du logement, du dérèglement climatique, de la crise de la biodiversité, des problèmes de santé mentale ou de la réconciliation, il est de plus en plus évident qu’aucune organisation ne peut à elle seule espérer résoudre la polycrise actuelle, ni même l’atténuer de manière appréciable.

Il n’y a pas de réel espoir de résoudre un grand nombre de ces questions complexes sans une collaboration et un partenariat à grande échelle.

Ian Boeckh, Graham Boeckh Foundation

« La philanthropie a la souplesse nécessaire pour examiner les forces qui sous-tendent ce problème et qui peuvent être prises en compte », explique M. Boeckh. Toutefois, pour ce faire, elle doit s’adapter au contexte actuel. « Les actions que nous entreprenons doivent être adaptées à l’ampleur du problème, poursuit-il. Penser petit et agir petit face à des questions très vastes et complexes risque de ne pas nous mener là où nous voulons aller. Il n’y a pas de réel espoir de résoudre un grand nombre de ces questions complexes sans une collaboration et un partenariat à grande échelle. Et la tâche est ardue. Il faut déployer beaucoup d’efforts soutenus pendant de nombreuses années. »

Il souligne l’importance de recenser et de mesurer – en tant que secteur – le nombre de collaborations et la manière dont celles-ci sont mises en œuvre. « Nous devons mesurer l’ampleur de notre collaboration, car nous ne savons pas grand-chose à ce sujet », déclare-t-il.

Un partenariat pour gagner en efficacité et pour apprendre


La collaboration avec d’autres bailleurs de fonds est une tendance émergente, non seulement pour avoir un plus grand impact, mais aussi pour améliorer les pratiques internes et apprendre des autres bailleurs de fonds. « Nous commençons à prendre part à de plus en plus de collaborations entre bailleurs de fonds. Il est extrêmement important que les bailleurs de fonds se réunissent pour discuter, déclare Mike Williams, directeur des subventions du Waltons Trust, simplement pour identifier ces tensions ou ces points de friction et établir une communication. » Il ajoute : « Parfois, les bailleurs de fonds agissent en vase clos, et nous faisons les mêmes choses. Nous travaillons avec les mêmes partenaires. »

La collaboration peut contribuer à changer certaines pratiques internes des bailleurs de fonds ou à explorer de nouvelles façons de faire et de nouvelles idées.

Marina Nuri

Mme Nuri voit également l’énorme potentiel des partenariats avec d’autres bailleurs de fonds. « Il y a tellement d’avantages », dit-elle, citant en exemple l’accès aux communautés. Le WES Mariam Assefa Fund, qui est la branche philanthropique du World Education Services, souhaitait financer des projets au Québec, mais n’était pas implanté dans cette province. Il s’est donc associé à une organisation québécoise. « Il s’agissait d’une initiative de financement conjointe, ce qui a permis de catalyser d’autres investissements pour ces organisations […]. Généralement, il se produit une réaction en chaîne qui amène d’autres bailleurs de fonds à vouloir participer. Ainsi, il est possible d’accorder plus d’argent à des communautés particulières. »

Elle ajoute que la collaboration peut « contribuer à changer certaines pratiques internes des bailleurs de fonds ou à explorer de nouvelles façons de faire et de nouvelles idées. »

Le WES Mariam Assefa Fund est un partenaire du Workforce Funder Collaborative, un groupe d’organisations qui se sont unies dans le but de renforcer le développement de la main-d’œuvre à Toronto et dans ses environs. Cette collaboration cherche à rassembler des fondations (et des sociétés) qui partagent les mêmes idées, chacune fournissant des fonds pour investir dans des initiatives pertinentes. « La collaboration entre les bailleurs de fonds peut ouvrir de nouvelles voies, explique Mme Nuri. Si tous les bailleurs de fonds accordaient des fonds séparément, ils se concentreraient sur leur propre domaine d’intervention, ou alors les fonds seraient moindres parce que la capacité d’action de chacun d’entre eux est limitée. Il s’agit là simplement d’un exemple de synergie entre différents domaines d’intervention, qui permet de dégager plus d’argent pour des initiatives précises. »

Adopter la philanthropie fondée sur la confiance et continuer à apprendre

La philanthropie fondée sur la confiance est devenue de plus en plus populaire ces dernières années. Il s’agit d’un mode de financement fondé sur plusieurs principes, notamment la réduction des formalités administratives pour les organismes subventionnés, l’attribution de fonds sans restriction (et à plus long terme), le poids accru des membres de la communauté et des bénéficiaires de subventions dans les décisions et, d’une manière générale, une plus grande confiance à l’égard des bénéficiaires. Ce mouvement a gagné en popularité et son essor ne se dément pas. Toutefois, comme pour beaucoup d’idées nouvelles, certaines tensions peuvent survenir au fur et à mesure que l’adaptation s’accroît. Aujourd’hui, le mouvement a pris suffisamment d’ampleur pour susciter des réactions de scepticisme. Il existe même un terme pour désigner les organisations qui ne joignent pas le geste à la parole : le blanchiment de confiance.

« Je pense qu’une des contraintes de la philanthropie fondée sur la confiance est de savoir comment continuer à apprendre tout en étant une organisation philanthropique fondée sur la confiance, déclare Mme Nuri. Je crois que certains voient cela comme de lâcher complètement prise et de ne même pas essayer de comprendre ce que font les organisations bénéficiaires. »

Comment trouver un équilibre entre l’implication et la confiance?

Marina Nuri

Mme Nuri veut agir sur cette tension. « Nous voulons réduire le fardeau des obligations d’information mais, en même temps, nous voulons apporter notre soutien et aussi apprendre afin de pouvoir appuyer des solutions gagnantes à l’avenir, ou tirer des leçons des succès et des échecs, ajoute-t-elle. Comment trouver un équilibre entre l’implication et la confiance, tout en réduisant le fardeau de toutes les choses que les fondations doivent souvent faire dans le cadre de leurs subventions? » Mme Nuri considère les conversations sur ces questions comme autant d’occasions de préciser une tendance positive afin de s’assurer qu’elle atteindra son potentiel maximal.

Des conversations constructives dans un monde polarisé

« Les vérités ne sont pas uniformes, déclare Riz Ibrahim, président-directeur général de la Counselling Foundation of Canada. Nous sommes réellement confrontés au défi de trouver une perspective commune sur la notion de valeur de la vie. »

Plusieurs dirigeants ont indiqué que les séances d’échanges animées par FPC constituaient une étape vers l’apprentissage, ou le réapprentissage, des compétences nécessaires pour mener des conversations difficiles, qu’il s’agisse de la montée de l’antisémitisme, de l’islamophobie et de la haine envers les Arabes et les Palestiniens au Canada, ou de la violence persistante en Israël et en Palestine. « Cette initiative ne vise pas à changer les esprits ou le débat, ni à en contrôler le ton, peut-on lire sur le site Web de FPC. L’intention est de cultiver l’apprentissage et de nous inciter à unir nos forces dans nos communautés et nos propres milieux, dans des contextes de désaccord, de forte tension ou de polarisation, de manière à promouvoir la compréhension et de générer des idées et des solutions qui nous permettront d’avancer ensemble. »

Nous devons rechercher les points communs.

Riz Ibrahim, Counselling Foundation of Canada

En ce qui concerne les conflits intenses auxquels le monde – et le secteur – est actuellement exposé, que ce soit à travers les pressions ressenties par les bénéficiaires et les communautés ou en raison de tensions internes, M. Ibrahim estime qu’il est important de continuer à encourager les conversations difficiles et à les mener à bien. « Je reviens à l’idée d’un seuil minimal sur lequel nous pourrions tous nous mettre d’accord quant à la valeur ou à la dignité de la vie humaine », explique-t-il.

« Cela nous met tous au défi de trouver le juste milieu, déclare-t-il. Nous devons rechercher les points communs. »

Leadership et recrutement

« De quelle manière les communautés desservies par les fondations se reflètent-elles dans le leadership de ces dernières au sein du secteur dans son ensemble? » demande Riz Ibrahim.

Il voit la possibilité d’une tendance à adopter une réflexion plus créative et plus équitable sur le recrutement et la promotion des talents. « Du point de vue du développement du secteur, quelles sont les voies d’accès permettant de saisir les occasions offertes? Comment créer ces espaces pour développer le secteur dans le cadre de ses activités, non seulement aujourd’hui, mais également à l’avenir? Je ne parle pas seulement de la relève, au niveau du conseil d’administration ou de la direction générale, mais aussi de la création d’occasions à partir de la base pour que les gens puissent entrer dans le monde de la philanthropie. »

Je suis très conscient que la philanthropie n’apparaît généralement pas sur le radar des personnes qui songent à une carrière.

Riz Ibrahim

« Je suis très conscient que la philanthropie n’apparaît généralement pas sur le radar des personnes qui songent à une carrière, explique M. Ibrahim. Comment faire connaître la philanthropie, en particulier aux communautés qui n’ont jamais été en contact avec le monde de la philanthropie? Comment la présenter comme un parcours professionnel viable? Comment créer des débouchés pour les membres de ces communautés afin qu’ils puissent participer et évoluer dans les rangs de ces organisations et finalement ajouter à la valeur du secteur dans les années à venir? »

Selon lui, les réponses à ces questions pourraient contribuer à accroître radicalement la diversité au sein des effectifs du secteur.

Adopter le concept de dépenser les actifs . . . jusqu’à ce qu’il n’en reste plus

Le mode de fonctionnement standard implique une organisation créée pour durer à perpétuité. Cependant, certains adoptent un modèle d’extinction. Ils planifient alors intentionnellement de dépenser et de distribuer l’ensemble des fonds de l’organisation. Bien qu’il y ait des exemples comme la fondation de Bill et Melinda Gates aux États-Unis ou la fondation Ivey au Canada, il est relativement rare qu’une fondation planifie sa propre date d’expiration. Ce n’est pas le cas du Waltons Trust, qui a planifié de dépenser ses actifs sur 13 ans et qui dispose encore de sept ans pour le faire.

« Lorsque nous avons commencé il y a cinq ans, nous avons dû nous tourner vers les États-Unis pour savoir ce que signifiait dépenser ses actifs, explique M. Williams. Nous espérons commencer à partager nos expériences et à discuter de ce que cela signifie pour nous sur le plan de la structure de notre organisation et de la façon dont nous travaillons avec nos partenaires et nos bénéficiaires de subventions.

Il y a des problèmes urgents et critiques qui nécessitent plus de fonds . . . Ces problèmes doivent être résolus dès maintenant, et non dans 100 ans.

Mike Williams, The Waltons Trust

« Il y a certaines idées qui nous animent, notre philosophie de dépenser nos actifs et la raison pour laquelle notre existence en dépend, explique Mike Williams. Qu’il s’agisse de questions sociétales ou environnementales, il y a des problèmes urgents et critiques qui nécessitent plus de fonds, plus de ressources. Ces problèmes doivent être résolus dès maintenant, et non dans 100 ans.

« Nous nous intéressons vraiment à nos partenariats et à la manière dont nous renforçons la solidité et la durabilité des organisations car, puisque nous dépensons nos actifs, nous sommes en voie de disparition », déclare-t-il.

Se préparer pour les prochaines élections fédérales

Les prochaines élections fédérales canadiennes auront lieu au plus tard en octobre 2025. Étant donné que de nombreux sondages laissent présager une majorité conservatrice, les dirigeants du secteur encouragent les organisations à se préparer.

« En fonction de l’évolution politique, d’autres tendances se dessineront et nous pouvons les prévoir », déclare Arti Freeman, qui ajoute qu’en cas de changement de gouvernement « la façon de travailler et de penser sera différente et cela aura des répercussions sur le secteur. »

La façon de travailler et de penser sera différente.

Arti Freeman, Definity Insurance Foundation

Que le changement de gouvernement soit perçu comme positif ou négatif peut dépendre de l’organisation et de ses priorités, mais il ne fait aucun doute que la fin de près d’une décennie de gouvernement libéral entraîne des changements dans la façon dont le secteur travaille, que ce soit par rapport au gouvernement lui-même ou à la façon dont il évolue dans l’écosystème plus large des besoins de l’ensemble du Canada.

Pour Mme Nuri, cela pourrait signifier qu’il faut refaire le travail pour préserver les progrès réalisés. « Cela risque d’être un énorme recul par rapport à tous les progrès accomplis sur le plan du changement narratif au sein de la communauté et des avancées réalisées pour des communautés données, dit-elle. Le travail à accomplir pourrait être plus important que ce qui a peut-être déjà été fait. C’est en quelque sorte un recul en matière de progrès réalisés par les organismes à but non lucratif et de bienfaisance que nous pourrions être amenés à épauler à nouveau pour leur permettre de se remettre en selle et de renouer avec ces victoires. »

Mme Freeman prévient qu’un nouveau gouvernement peut signifier l’apprentissage d’une nouvelle stratégie de communication et de plaidoyer. Il sera utile, selon elle, de savoir quand être stratégique et quand rester silencieux. Dans le même esprit, « nous devons faire preuve de plus de courage pour parler des problèmes », quel que soit le gouvernement à la tête du pays.

Se rappeler que le changement peut survenir, et rapidement

Ian Boeckh se souvient qu’il se trouvait récemment dans une salle remplie de grands noms de la philanthropie. Quelqu’un a demandé qui, dans l’assistance, utilisait les différents aspects de la philanthropie fondée sur la confiance ou sur l’équité dans son organisation. « Quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze pour cent des personnes ont levé la main, affirme M. Boeckh. Il y a cinq ans, je pense que bon nombre des personnes présentes dans la salle n’auraient jamais entendu parler de la philanthropie fondée sur la confiance.

La vitesse à laquelle le secteur philanthropique a évolué, dans certains cas de manière fondamentale quant à sa façon de fonctionner, est assez extraordinaire.

Ian Boeckh

« La vitesse à laquelle le secteur philanthropique a évolué, dans certains cas de manière fondamentale quant à sa façon de fonctionner, est assez extraordinaire. »

Pour M. Boeckh, ce n’est pas tant le contenu de la question qui importe, mais la rapidité avec laquelle la sensibilisation a progressé. Il y voit un grand potentiel de transformation pour l’ensemble du secteur.

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