Opinion

Le 6 décembre, nous avons besoin de lucidité et de courage pour mettre fin à la violence fondée sur le genre


Je me souviens où j’étais le 6 décembre 1989, lorsque j’ai appris que 14 femmes avaient été assassinées à l’École Polytechnique de Montréal. Je me souviens de la nausée que j’ai ressentie lorsque j’ai appris qu’elles avaient été tuées parce qu’elles étaient des femmes.

Je me souviens aussi d’avoir suivi de très près les reportages sur les événements. Certains affirmaient que c’était un acte commis par un homme malade, un extrémiste obéissant à ses propres motivations secrètes.

Les féministes engagées dans la lutte contre la violence, que je connaissais bien, offraient une analyse différente. Elles ont mis le grand public au défi de réfléchir à un phénomène plus global de violence contre les femmes au Canada. Un phénomène où les femmes sont ciblées et tuées sur une base quotidienne, parce qu’elles sont des femmes, généralement par des hommes qu’elles connaissent. Ces personnes demandaient à ce que cette tuerie soit analysée dans le contexte de la violence fondée sur le genre, de la discrimination et du manque de respect que subissent les femmes jour après jour.

Beaucoup de choses ont changé depuis. Les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui, nous risquons d’oublier qu’il n’y a pas si longtemps, les gens ne parlaient pas des sévices commis par les partenaires intimes ni des violences sexuelles. Lors des rares cas où ces violences étaient mentionnées, elles étaient généralement considérées comme « une affaire privée entre lui et elle ». Si quelqu’un vous maltraitait, en particulier lorsqu’il s’agissait de votre partenaire ou d’un membre de votre famille, vous n’étiez pas censée « laver votre linge sale en public ». Si vous étiez témoin des événements, vous n’étiez pas censé révéler que vous saviez ce qui se passait.

Le Canada n’a pas toujours disposé de refuges pour femmes, de lignes d’écoute téléphonique, de programmes d’éducation sur les relations saines, etc. Ces initiatives ont été lancées dans les années 1970, essentiellement non pas par les gouvernements, les commissions scolaires ou les services sociaux et de santé, mais par des féministes et des survivantes qui ont collaboré avec des donateurs avisés pour combler les lacunes dans leurs collectivités.

Ce sont les voix féministes qui ont été les premières à agir et qui ont réussi à faire évoluer le débat public sur la violence fondée sur le genre. Elles ont sonné l’alarme sur l’ampleur de cette violence : les personnes qui y sont les plus vulnérables, ses caractéristiques et ses cycles, et les moyens de la prévenir.

Aujourd’hui, non seulement nous en savons plus sur le sujet, mais nous disposons aussi d’un langage puissant pour communiquer et agir sur ce qui, historiquement, restait dans le silence. Nous effectuons un suivi des féminicides. Nous avons adopté des politiques et des lois relatives aux violences. Nous lançons des campagnes de sensibilisation virales, comme l’Appel à l’aide. Nous examinons ce que vivent les survivantes, même lorsqu’elles ne se sentent pas suffisamment en sécurité pour déposer officiellement des accusations. Nous menons des recherches interdisciplinaires pour comprendre la façon dont les traumatismes affectent le cerveau, le corps, les personnes à charge et les familles, ainsi que les milieux de travail et les communautés.

Mais où en sommes-nous en matière d’investissements financiers dans la prévention et l’intervention en matière de violence fondée sur le genre? Surtout en 2022, alors que nous avons constaté une augmentation inquiétante des taux de base déjà élevés de féminicides et de violences sexuelles et familiales?

Lorsque nous suivons ce phénomène de façon globale et que nous l’analysons du point de vue de millions de femmes, de filles et de personnes bispirituelles, trans et non binaires qui courent un risque immense d’être victimes de ces violences, il est clair que les initiatives communautaires de lutte contre la violence fondée sur le genre ne reçoivent pas la part du lion des fonds publics. Au Canada, des milliards de dollars sont plutôt consacrés au maintien de l’ordre et aux systèmes judiciaire et carcéral.

Malgré le fait que la recherche nous présente une perspective différente et que les voix fortes de diverses survivantes expriment ce dont elles ont besoin pour s’épanouir, nos investissements nationaux et régionaux traitent encore largement la violence fondée sur le genre comme un échec de la loi et de l’ordre.

Toutefois, la loi et l’ordre ne sont pas les solutions les plus efficaces. La plupart des violences au Canada ne sont pas signalées, et il n’y a toujours pas assez d’espace humanisant et sans jugement pour affirmer : « ça m’est arrivé à moi aussi ». Lorsque les personnes cherchent de l’aide, elles ont tendance à se tourner vers leurs amis, leur famille et leurs collègues de travail pour obtenir du soutien.

Après tout, force est de constater que nos systèmes de maintien de l’ordre, judiciaire et carcéral sont conçus pour ne s’attaquer à la plupart des violences qu’après un événement tragique.

C’est peut-être à ce moment-là que nous devons aussi admettre un problème culturel plus étendu. Je ne doute pas que nous soyons beaucoup plus nombreux qu’en 1989 à penser que les violences ne sont pas seulement « une affaire privée entre lui et elle ». Mais je ne pense pas que nous mesurions les répercussions de ces violences au-delà des personnes directement concernées. Je ne pense pas non plus que nous ayons compris à quel point ces violences peuvent être facilement évitées.

C’est pourquoi je suis attristée, mais pas surprise, qu’un sondage national de 2022 de la Fondation canadienne des femmes a révélé que, même si 90 % des Canadiens croient que tout le monde a la responsabilité de mettre fin à la violence fondée sur le genre, 46 % disent que le problème est trop complexe pour être résolu et 23 % estiment que la violence entre partenaires intimes ne nous regarde pas si elle ne nous concerne pas directement.

De quelle façon pourrons-nous exiger des dirigeants qu’ils justifient leurs faibles investissements dans les solutions communautaires contre la violence fondée sur le genre si, de notre côté, nous ne sommes pas convaincus de pouvoir y mettre fin? Comment pourrions-nous faire pression pour que des mesures sérieuses soient prises afin que les refuges, les lignes d’écoute téléphonique et les programmes de relations saines obtiennent les ressources nécessaires pour répondre aux besoins si nous avons du mal à reconnaître que la violence nous concerne aussi?

En novembre, le gouvernement fédéral a annoncé un plan d’action national de 10 ans pour mettre fin à la violence fondée sur le genre. Mais Lise Martin, directrice générale d’Hébergement femmes Canada, exprime également des inquiétudes à ce sujet. « Les défenseurs des droits de la personne attendaient cette annonce depuis des années, et nous accueillons favorablement cet engagement, dit-elle. Mais ce qui a été annoncé est un cadre, et non un plan cohérent comportant des mesures de responsabilité fortes. Nous craignons que les provinces et les territoires choisissent ce dans quoi il est facile d’investir plutôt que ce qui fonctionne réellement. Nous craignons qu’il n’ait pas une portée suffisante pour faire reculer la violence fondée sur le genre. »

C’est cet écart entre la vision et le changement que les philanthropes ont l’occasion de combler à l’heure actuelle.

Toutefois, les approches caritatives traditionnelles ne suffiront pas. Le changement que la philanthropie doit soutenir est aussi culturel et social qu’interpersonnel et familial. Les interventions doivent être de grande envergure et bruyantes, tout en étant adaptées et propres à la communauté. Elles doivent s’attaquer à ces mythes du type « ça ne me concerne pas » et « c’est trop complexe pour être enrayé » auxquels a adhéré la population canadienne.

La philanthropie peut contribuer à favoriser la vision publique transformatrice qui manque depuis toutes ces années. Elle peut alimenter des actions courageuses qui formeront notre conscience collective à envisager la violence fondée sur le genre comme totalement évitable. Elle peut investir dans un effort de dialogue réel pour aider les milieux de travail et les collectivités à comprendre pourquoi il est important de lutter contre la violence, même lorsqu’elle ne nous concerne pas directement, car le coût humain, économique et intergénérationnel global est élevé.

La philanthropie peut nous aider à accepter enfin ce que les militantes, les survivantes et les donateurs croyaient il y a 50 ans lorsqu’ils ont créé les premiers refuges, les premières lignes d’aide téléphonique et les premiers programmes : il n’existe aucune raison pour que les femmes, les filles et les personnes de tous les genres n’obtiennent pas les droits, le respect, la sécurité et les soins qu’elles méritent.

J’ai vu ce genre de vision courageuse de la part de partenaires philanthropiques qui se sont engagés à nous aider à mettre fin à la violence fondée sur le genre, en privilégiant toute la gamme de mesures de prévention et d’intervention menées par un grand nombre de militantes, de survivantes et de prestataires de services. Ils ont investi dans des communautés à travers le pays et dans des secteurs où il existe une résistance importante à tout changement en faveur de la justice en matière de genre.

Mais l’ampleur du problème reste énorme. Au Canada, avant la pandémie, une femme était tuée par son partenaire intime en moyenne tous les six jours. Aujourd’hui, le taux de femmes et de filles assassinées a augmenté.

Nous n’en sommes qu’au début de ce que doit faire la philanthropie au Canada pour mettre fin à la violence fondée sur le genre. Le 6 décembre 2022, faire preuve de lucidité et de courage pour y parvenir est une question de vie ou de mort, tout comme en 1989.

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