Au cours des dernières décennies, le meurtre de 14 étudiantes en ingénierie (et d’une étudiante en soins infirmiers) à l’École polytechnique de Montréal en 1989 constituait la fusillade de masse la plus marquante au Canada dont beaucoup d’entre nous se souviennent. Chaque année depuis lors, cet événement est commémoré par 16 jours d’activisme qui atteint son point culminant le 6 décembre à l’occasion de la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes. Le tireur était un étudiant qui reprochait à ses camarades de classe féminines d’être à l’origine de ses difficultés. Mais il a fallu un certain temps avant que la nature misogyne de cette violence ne soit reconnue publiquement, même s’il a ouvertement déclaré « lutter contre le féminisme ».
Trente et un ans plus tard, la Nouvelle-Écosse est le théâtre de la pire fusillade de masse de l’histoire du Canada. Dans la soirée du 18 avril 2020, 22 personnes ont été tuées, d’abord dans la collectivité rurale de Portapique, puis à 16 autres endroits. De nombreuses autres personnes ont été blessées et traumatisées pendant près de 13 heures avant que le tireur soit abattu par un agent de la GRC dans la collectivité d’Enfield.
Pour ceux d’entre nous qui travaillent dans le domaine de la violence fondée sur le genre, il était évident, d’après les rapports des médias, que les violences répétées à l’encontre de la partenaire de longue date de l’auteur des crimes constituaient un indicateur crucial dans le contexte de cette tragédie.
L’enquête de la Commission sur les pertes massives
L’enquête conjointe fédérale-provinciale sur les causes et le contexte des pertes massives a débuté en octobre 2021. Be the Peace Institute (BTPI) a demandé le statut de participant à la procédure et l’a obtenu. BTPI est une petite organisation à but non lucratif qui se consacre à la promotion de l’équité et de la justice entre les sexes en s’attaquant aux racines systémiques et aux conséquences de la violence fondée sur le genre. La violence fondée sur le genre est un terme générique qui englobe la violence entre partenaires intimes, la violence familiale, la violence sexuelle et d’autres formes de violence fondées sur l’identité ou l’expression de genre.[1] Notre objectif était de veiller à ce que le contexte de la violence fondée sur le genre soit pris en compte dans la procédure comme une dimension importante de l’événement et des manquements à la sécurité publique qui en ont découlé. Heureusement, des collègues de huit autres organisations du secteur de l’aide aux femmes se sont joints à cette démarche collective. N’ayant jamais participé à une enquête de cette nature, nous avons eu la chance de bénéficier de l’aide de Shawna Paris-Hoyte de Dalhousie Legal Aid comme conseillère juridique, accompagnée de son équipe d’étudiants en droit et en travail social judiciaire.
Déroulement de la procédure
Au début de l’enquête, l’équipe de la Commission sur les pertes massives a indiqué que la tragédie avait commencé avec la première personne tuée. Elle a d’abord négligé l’importance de la violence et de la tentative de meurtre de l’auteur des crimes à l’encontre de sa partenaire intime, qui ont précédé les horreurs qui se sont déroulées par la suite.
Pendant de nombreux mois, l’accent a été mis sur les structures et les réponses de la police, ainsi que sur le chagrin et la colère insurmontables des familles des victimes face à ces vies perdues. Et ce, à juste titre. Finalement, les longs antécédents de violence de l’auteur des crimes envers les autres, la violence multigénérationnelle dans sa famille d’origine, ainsi que les abus de contrôle coercitifs et la terreur qu’il a infligés à sa partenaire intime pendant près de 20 ans ont été exposés.
Les tables rondes de chercheurs, d’universitaires et d’experts dans le domaine de la violence fondée sur le genre ont mis en place un atelier de maître sur le sujet pour tous ceux qui souhaitent comprendre pleinement les dimensions et les nuances de la violence fondée sur le genre (voir les comptes rendus/enregistrements de la mi-juillet à la fin juillet 2022). Ces rapports et ceux qui ont été commandés – notamment celui de l’Avalon Sexual Assault Centre, qui fournit un soutien et des services aux personnes touchées par la violence sexuelle et qui décrit en détail l’exploitation sexuelle de longue date de femmes noires et autochtones vulnérables dans la collectivité – démontrent le lien inextricable entre la violence fondée sur le genre, les idéologies d’oppression misogynes et les massacres. Les violences fondées sur le genre ont des répercussions dans l’ensemble de nos collectivités, ainsi qu’à l’échelle nationale et mondiale.
Cependant, nous ne savions pas si nous aurions l’occasion, en coalition avec la Transition House Association of Nova Scotia et Hébergement femmes Canada, ainsi que d’autres organisations d’aide aux femmes, de nous adresser directement aux commissaires. Il était impératif pour nous que la commission comprenne que les violences familiales complexes et la violence conjugale constituent une cause fondamentale de cette tragédie, même si les victimes de l’auteur des crimes n’étaient pas toutes des femmes.
Lorsque la violence fondée sur le genre persiste sans relâche et sans intervention de personnes qualifiées, elle peut devenir un problème de sécurité publique dépassant largement le cadre d’une affaire familiale privée. Dans cette affaire, l’auteur des faits, sa famille, ses victimes et sa partenaire intime ont été abandonnés par toutes les institutions chargées de protéger les enfants, les femmes et les autres personnes vulnérables. Peut-être que des interventions à différents moments au fil des ans auraient permis d’éviter une perte aussi massive de vies humaines au cours de ces 13 heures d’avril 2020.
Ce n’est que le dernier jour du mois d’août 2022, moins d’un mois avant la fin de l’enquête, que nous avons eu, avec d’autres défenseurs des droits des femmes, l’occasion de nous adresser directement aux commissaires. Collectivement, nous avons présenté des connaissances locales, des expériences de survivants qui nous ont été confiées, une analyse sexospécifique et un contexte historique sous-jacent. Ce sont les schémas systémiques du patriarcat et la suprématie du privilège de l’homme blanc, ancrés dans nos institutions et notre milieu social, qui ont permis à l’auteur des faits d’échapper à la détection, à la justice et aux conséquences de ses actes, même si de nombreuses personnes étaient au courant de ses agissements. Nous avons également exploité notre passion née de décennies de fardeau porté par les organisations de femmes afin de prouver que la violence fondée sur le genre est un problème qui mérite une attention et des ressources prioritaires.
Lancement du rapport Turning the Tide Together
Près d’un an s’est écoulé depuis que la Commission des pertes massives a présenté son rapport final, intitulé Turning the Tide Together – sept volumes et 130 recommandations détaillées portant sur tous les aspects du travail des commissaires – devant une salle comble dans un hôtel de Truro, en Nouvelle-Écosse. Le premier ministre Justin Trudeau, le premier ministre de la Nouvelle-Écosse Tim Houston et des représentants du gouvernement, ainsi que des membres des familles des victimes, des participants à l’enquête, de nombreux médias, des représentants des services de police, de la sécurité publique, de la justice, de la santé, du monde universitaire et du secteur communautaire, et des citoyens intéressés étaient présents le 30 mars 2023.
Michael MacDonald, commissaire en chef et seul homme parmi les trois commissaires, a présenté la violence et la violence fondée sur le genre comme l’un des trois piliers des conclusions du rapport. Alors que nous écoutions et absorbions les mots qui étaient prononcés, il y a eu un moment surréaliste où je me suis tourné vers notre conseiller juridique, stupéfait, en disant : « Wow, ils nous ont vraiment entendus! » C’était l’un de ces rares moments, dans le secteur de l’aide aux femmes, où vous entendez l’écho de vos propres mots, confirmant que vous avez apporté des renseignements valables et essentiels. Pour ceux d’entre nous qui, dans ce secteur, ont attendu, observé et formulé stratégiquement la perspective et l’analyse que nous sommes les seuls à pouvoir apporter à partir d’un point de vue communautaire, ce fut un profond moment de reconnaissance. La documentation de ce fait dans un cadre aussi public et faisant autorité a été révélatrice.
Est-ce qu’il reste encore du travail? Oui, bien sûr. Mais on dispose de la confirmation irréfutable que la misogynie et la violence fondée sur le genre constituent de graves violations des droits de la personne et des menaces pour la sécurité publique. Cette question n’est plus à débattre. Peut-être pourrons-nous enfin libérer les victimes de la violence fondée sur le genre, ainsi que les organisations qui les soutiennent et les desservent, de l’obligation de prouver constamment que la violence fondée sur le genre a des effets néfastes à long terme et généralisés. Peut-être y aura-t-il plus d’alliés pour non seulement assumer l’impératif d’amélioration des services offerts aux victimes de violence, mais aussi pour faciliter le changement systémique qui permettra de l’éradiquer.
Et maintenant?
Dans Turning the Tide Together, l’équipe de la commission a conclu avec éloquence que « l’incapacité à protéger les femmes [et les personnes de diverses identités de genre] contre la violence fondée sur le genre ne peut être attribuée à un manque de connaissances ». Elle reconnaît que la violence fondée sur le genre est une épidémie au Canada et qu’elle est considérée comme une pandémie mondiale par les Nations Unies. Elle est omniprésente et « depuis longtemps constamment présente dans les sociétés au point que beaucoup la considèrent comme routinière ou normale ». En outre, sa « prévalence est le résultat d’actions inadéquates et non coordonnées de la part d’individus et d’organisations, associées à une attention insuffisante portée aux obstacles structurels et institutionnels qui entravent le progrès ».
Le rapport évoque la nécessité de sortir les femmes et les filles de la pauvreté, de mobiliser l’ensemble de la société, de mettre l’accent sur la prévention primaire et d’encourager une masculinité saine. Il affirme la nécessité de se pencher sur les schémas historiques de violence contre les populations autochtones et noires de Nouvelle-Écosse et de répondre aux besoins des personnes les plus marginalisées. Et, surtout, il recommande de financer le secteur de la défense et de l’appui à la lutte contre la violence fondée sur le genre au niveau communautaire « à la mesure de l’ampleur du problème ». Il suggère qu’il s’agit de services publics de première ligne qui devraient être financés non pas en tant que services discrétionnaires, mais à titre d’agents essentiels de la prévention de la violence dans nos collectivités; qu’ils complètent les programmes gérés par le gouvernement, comblent les lacunes des services essentiels, et même répondent aux préjudices causés par les programmes gérés par le gouvernement ou l’État et ressentis par les survivants de la violence fondée sur le genre, et qu’ils devraient être valorisés en tant que tels. « En d’autres termes, nos échecs collectifs et systémiques sont imputables au fait que nous ne finançons pas suffisamment la sécurité des femmes. »
Depuis des décennies, nous tenons les mêmes conversations sur la violence sexiste, l’équité entre les genres et toutes les formes d’oppression connexes et persistantes. Bien que les conversations évoluent avec notre compréhension des traumatismes, de la neurobiologie et des mouvements sociaux, nous n’avons pas réussi à réduire de manière significative la prévalence de la violence fondée sur le genre dans notre société. Cela montre peut-être qu’il manque des éléments essentiels à notre discours sur les conditions nécessaires à un changement systémique complexe.
Qu’est-ce qui pourrait être différent cette fois-ci?
Investir dans le changement systémique
Nous vivons une époque d’inégalités sociales croissantes, de polarisation de la politique, de catastrophes climatiques, de crises du logement et de l’accessibilité financière, de traumatismes hérités du colonialisme et du racisme, de détérioration du bien-être mental de nos jeunes et de glorification intraitable de la violence masculine par les médias de masse. Dans ces conditions, l’impératif d’une réponse de la société tout entière devient de plus en plus évident. Il s’agit de problèmes systémiques. Il s’agit également de questions liées au genre, car les femmes et les personnes de diverses identités de genre sont touchées de manière disproportionnée. Il s’agit de schémas systémiques qui ne peuvent être démantelés par des solutions simples et rapides, ni par de nouveaux programmes, de nouvelles politiques ou même des changements législatifs. Bien entendu, ces mesures sont nécessaires et leur mise en œuvre est essentielle. Mais elles sont également insuffisantes pour modifier les conditions qui entretiennent l’existence de la violence fondée sur le genre et d’autres inégalités et oppressions.
Il n’existe pas d’institution, d’entité ou de secteur capable d’apporter seul ce type de changement à grande échelle. Pendant des années, le fardeau de la lutte contre la violence fondée sur le genre et les lacunes en matière d’égalité entre les genres a reposé sur les épaules des organisations de femmes. Ce fardeau pèse lourd dans le secteur à but non lucratif où les salaires sont bas, les ressources limitées, les avantages sociaux minimes, voire inexistants, et où les travailleurs sont des femmes ou des personnes de diverses identités de genre, dont beaucoup ont elles-mêmes une expérience vécue. Ces personnes travaillent sans relâche au service des clients et familles les plus traumatisés, en se heurtant aux obstacles structurels et institutionnels à la responsabilité, à la justice et à la sécurité. Nombre d’entre eux doivent encore organiser des événements de collecte de fonds pour survivre. Cette situation n’est pas viable et l’épuisement est bien réel.
Pour modifier la trajectoire des problèmes systémiques, nous devons regrouper un plus grand nombre de personnes, bénéficiant de différentes positions vis-à-vis du système, pour travailler de concert, établir des liens et amplifier les efforts. Il s’agit d’une proposition à long terme, qui va bien au-delà de la durée de vie d’un seul projet ou d’un seul cycle de financement, pour réellement inverser la tendance. Mais en l’absence d’une infrastructure solide pour le travail collaboratif au-delà des cloisonnements traditionnels, de relations solides et curieuses au-delà des frontières, et de réseaux d’apprentissage qui soutiennent la prise de risque innovante, nous ne ferons que peu de progrès sur ces questions. Des investissements importants seront nécessaires si nous voulons développer les compétences nécessaires au changement systémique. La pensée systémique et le changement systémique constituent une approche qui n’est pas souvent intégrée dans nos lexiques quotidiens.
Le Collective Change Lab a mis au point le modèle des six conditions du changement systémique qui illustre les points sur lesquels nous avons tendance à nous concentrer et les niveaux que nous avons tendance à négliger dans notre quête pourtant sincère du changement.
Le premier niveau, le plus superficiel, concerne les éléments visibles par la plupart des personnes d’un système et qui constituent l’essentiel de notre vie professionnelle : les politiques, les lignes directrices, les pratiques, les plans stratégiques, les budgets et le mode de distribution de l’information et du capital humain et financier.
Le deuxième niveau, plus profond, examine la qualité des relations, des liens et de la communication, ainsi que la centralisation ou la répartition du pouvoir, de la prise de décision, de l’autorité formelle et de l’influence informelle. Bien que nous soyons tous en relation en permanence, nous reconnaissons rarement l’incidence significative de la qualité de ces relations et de la dynamique du pouvoir sur notre bien-être individuel et sur l’efficacité de notre collaboration. Elles peuvent soit élever et amplifier les efforts de changement positif, l’apprentissage continu et le progrès, soit entraver, frustrer et bloquer même les meilleures voies d’action. Investir dans des partenariats et des réseaux, raconter des histoires et des récits, et favoriser l’équité et l’appartenance à ce niveau relationnel constituent le moteur essentiel de l’infrastructure pour les changements transformationnels dont le rapport Turning the Tide Together esquisse les grandes lignes.
Les modèles mentaux sont des schémas de pensée, des croyances, des hypothèses et des jugements. C’est là que des centaines d’années de racisme, de misogynie, de colonialisme, de capacitisme, d’homophobie/de transphobie et d’autres idéologies sont ancrées dans nos propres esprits, dans nos schémas de perception et dans les visions du monde qu’ils créent. Ce sont les dynamiques les plus difficiles à aborder, car elles sont en grande partie invisibles et non examinées. Les occasions de les explorer et le soutien à cet effet sont rares. Il s’agit d’un travail individuel et collectif difficile. Et si on le fait honnêtement, c’est aussi une grande leçon d’humilité. Mais si nous ne sommes pas prêts à voir comment nos propres modes de pensée nous empêchent de progresser dans les domaines que nous disons vouloir résoudre, nous continuerons à favoriser les mêmes conditions et les mêmes résultats que nous affirmons tous ne pas vouloir. Le changement transformationnel ne se produit que lorsque nos esprits individuels et collectifs changent. Les deux sont inextricablement liés.
L’occasion à saisir
Nous avons devant nous l’occasion, une fois par génération, de donner lieu à un changement systémique significatif en vue d’éradiquer la violence sexiste pour tous. Turning the Tide Together, le plan d’action national pour mettre fin à la violence fondée sur le genre, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, l’enquête médico-légale Desmond et tant d’autres, offrent toutes les bases factuelles dont nous avons besoin, ainsi qu’un plan d’action. Nous avons maintenant besoin d’une volonté politique et d’investissements ciblés pour mettre en place et maintenir l’infrastructure intersectorielle nécessaire à une action innovante pour faire évoluer nos mentalités.
En l’honneur de la Journée internationale des femmes, Be the Peace Institute et ses partenaires de Women’s Centres Connect et Leeside Society, avec le financement du Nova Scotia Status of Women Office, organisent un sommet intersectoriel sur la violence fondée sur le genre et sur les moyens de faire bouger les choses, en s’inspirant de Turning the Tide Together et d’autres rapports de référence. Nous ferons ce que John Kania, directeur administratif du Collective Change Lab, a réitéré lors d’un récent webinaire : « Si vous voulez changer le système, il faut impliquer le système. »
Restez à l’affût.
[1] La violence fondée sur le genre est un terme générique qui englobe les violences commises principalement par des hommes, de manière disproportionnée, à l’encontre de personnes identifiées comme étant des femmes et de personnes dont le genre diffère de la norme. La race, la culture et d’autres facteurs aggravent la prévalence de ces violences, car les membres des groupes dignes d’équité sont exposés à des risques, des taux et des degrés de gravité nettement plus élevés.