Un nouveau modèle de financement pourrait-il inverser la tendance dans la lutte contre le diabète?

Melody Hyde Swan travaille en première ligne. Elle est diététiste et occupe depuis cinq ans le poste de coordonnatrice de la promotion de la santé au sein de la Première Nation Abegweit. Elle exerce ses fonctions à partir d’un bureau situé à Scotchfort, à l’Île-du-Prince-Édouard, près de la collectivité. Jacques Cartier a débarqué sur l’île en 1534; ses premiers habitants ont donc vécu avec la colonisation plus longtemps que la plupart des peuples autochtones au Canada.

Abegweit est le nom mi’kmaq de la seule île provinciale du Canada et se traduit par « bercé par les vagues ». Les deux Premières Nations de la province, Abegweit et Lennox Island, qui est située à 141 km à l’ouest sur la Veteran’s Memorial Highway, comptent parmi les plus petites populations vivant dans des réserves au Canada. Seules 35 personnes vivent actuellement à Morell 2, l’une des trois réserves qui composent Abegweit (les autres sont Rocky Point 3 et Scotchfort 4).

Mme Swan organise des clubs de marche et des petits déjeuners sains et coordonne des services de conseil personnalisés ainsi que divers autres services qui aident les gens à mener une vie plus saine. « J’aime mon travail en ce moment parce qu’il permet d’apprendre aux gens les bases de l’alimentation », dit-elle. La livraison de boîtes d’aliments sains est devenue une partie importante de sa journée lorsque la collectivité s’adaptait à la vie pendant la pandémie. Mme Swan en a immédiatement tiré avantage en développant des habitudes d’achat et d’alimentation saines, et en ayant un contact personnel par téléphone ou à distance en toute sécurité.

Elle ne croit pas que le programme de boîtes alimentaires sera financé au-delà de la situation d’urgence actuelle de la pandémie. Mme Swan dit que même si un programme fonctionne ou présente un potentiel, il n’y a aucune garantie que le gouvernement continuera de le financer.

Mme Swan parle avec nostalgie d’une initiative de jardin communautaire lancée il y a un peu plus de trois ans. « Le jardin communautaire était gratuit; les gens pouvaient y faire pousser et cueillir ce qu’ils voulaient. On venait tout juste d’ouvrir la voie à l’implication de gens de tous âges. La garderie était impliquée ainsi que le groupe de jeunes. On commençait à peine à récolter et on a dû tout arrêter. Il n’y avait plus de financement. »

Il existe un lien direct entre les obstacles légaux ou bureaucratiques à l’accès à des aliments locaux nutritifs et l’épidémie de diabète qui a frappé tant de communautés autochtones au cours des dernières décennies. Lorsqu’on lui demande pourquoi le diabète a été si dévastateur, Mme Swan prend une longue pause et répond que la question est trop vaste. Enfin, elle propose quelques raisons : « Les traumatismes passés provenant de tout ce qui a trait à la colonisation et aux pensionnats autochtones, la façon dont ces expériences se rapportent à la nourriture et à notre rapport envers celle-ci, beaucoup d’alimentation émotionnelle et beaucoup de contrôle en matière de nourriture… »

Cependant, Mme Swan et les membres de la Première Nation Abegweit cherchent à reprendre ce contrôle en s’associant à un projet d’investissement à retombées sociales novateur dirigé par des Autochtones. Ce projet, soutenu par Raven Capital et la Lawson Foundation, vise à enrayer le fléau du diabète dans les collectivités éloignées.

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Selon Diabète Canada, « les Autochtones obtiennent des diagnostics de diabète à un plus jeune âge, présentent des symptômes plus graves au moment du diagnostic, sont confrontés à des taux plus élevés de complications et obtiennent de moins bons résultats lors des traitements. » Une étude réalisée en 2020 par le Secrétariat à la santé et au développement social des Premières Nations du Manitoba et le Centre d’élaboration et d’évaluation de la politique des soins de santé du Manitoba a révélé que les enfants autochtones de cette province sont 25 fois plus susceptibles de recevoir un diagnostic de diabète de type 2 que les enfants non autochtones.

Les conséquences du diabète sur la santé ne peuvent être minimisées. Le diabète figure parmi les dix principales causes de mortalité dans le monde, mais pourrait être la première cause, car il constitue un facteur dans toutes les autres maladies de la liste, notamment les crises cardiaques, les accidents vasculaires cérébraux, les cancers et les maladies rénales. La pandémie met en évidence ce rapport funeste. « Le taux de mortalité était de 7,3 % parmi les personnes atteintes de diabète, a rapporté l’American Diabetes Association, soit plus de trois fois le taux de l’ensemble de la population. »

Les répercussions économiques sont aussi évidentes. Une analyse documentaire réalisée en 2017 par l’Institute of Health Economics, intitulée Diabetes Care and Management in Indigenous Populations in Canada, a permis de relever « des défaillances systématiques tout au long du cheminement clinique de nombreux patients autochtones atteints de diabète. Par conséquent, les soins prodigués aux Autochtones sont souvent réactifs et épisodiques. Ces derniers connaissent donc des taux comparativement élevés d’interventions d’urgence et d’hospitalisation, qui sont des facteurs clés du coût des soins de santé pour les Autochtones atteints de diabète. » Le rapport fait état du fait qu’au Manitoba le coût de la santé par habitant pour une personne diabétique autochtone est estimé à 3 656 $, comparativement à 1 359 $ pour une personne non diabétique autochtone. Des différences de coûts similaires ont été constatées en Saskatchewan.

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La nourriture a été un outil fondamental dans la colonisation de l’Amérique du Nord. L’extermination du bison a été l’une des expressions les plus brutales de cet outil de génocide. Les Nations ont été confinées sur de minuscules étendues de terre, sans accès à leurs territoires traditionnels et à leurs étendues d’eau. La chasse, la pêche et la moisson étaient criminalisées, et ces lois pouvaient être appliquées grâce au racisme institutionnel bien documenté du système judiciaire canadien. Les enfants ont été arrachés de force à leur foyer et à leur régime alimentaire traditionnel, puis affamés dans les pensionnats autochtones.

L’indépendance des peuples autochtones s’est subitement transformée en une dépendance au gouvernement et en une dominance de celui-ci. Au fil des générations, des combattants de la liberté, des gardiens de la langue, des défenseurs des droits, des animateurs de cérémonies et des artistes ont su entretenir le feu des Nations.

Cependant, au cours des dernières années, les Premières Nations ont repris le contrôle de leurs communautés devant un système de pauvreté géré par le gouvernement, qui dure depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur les Indiens en 1876.

Les efforts de la communauté ont permis de prendre le contrôle d’institutions autrefois entièrement contrôlées par le gouvernement, notamment l’éducation, le développement économique, la gestion des bandes et la santé. La renaissance autochtone se manifeste non seulement par une autonomie gouvernementale, mais aussi par l’émergence des arts et de la culture autochtones auprès du grand public canadien, ainsi que par la présence de langues et de cérémonies autochtones dans nos foyers et nos collectivités. En fait, les leaders de la nouvelle génération autochtone prennent le contrôle de nombreux secteurs et changent la donne.

Parmi eux, on trouve Jeff Cyr, qui est Métis et associé directeur de Raven Indigenous Capital Partners, une société fondée en 2018 visant à faciliter le flux de capitaux par le biais d’investissements à impact social afin de soutenir la revitalisation de l’économie autochtone au Canada. Raven Capital gère actuellement un fonds d’investissement à impact social autochtone de 25 millions de dollars, a mis sur le marché un instrument de financement social unique en son genre (5,1 millions de dollars) et se prépare à lancer une obligation de 25 millions de dollars pour la réduction du diabète chez les Autochtones.

La naissance de Raven remonte à 2015 et au premier sommet de l’innovation autochtone à Winnipeg, que M. Cyr a aidé à cocréer. Au cours de cet événement et d’un autre sommet en 2016, Raven a établi un lien avec Aki Energy, qui devait affronter des obstacles grandissants en raison de la manière dont les fonds publics sont alloués aux projets, en particulier dans le domaine de l’énergie propre. Lors du sommet de 2016, la Fondation McConnell a commandité une séance du Solutions Lab (en français « laboratoire de solutions ») visant à s’attaquer à ces obstacles et à changer les anciens modèles de financement. Le résultat s’est concrétisé avec le développement de projets d’énergie géothermique dans trois Premières Nations du Manitoba : Sagkeeng, Peguis et Fisher River.

« Nous avons commencé à chercher d’autres méthodes de financement pour l’énergie propre des Premières Nations », explique M. Cyr au téléphone depuis le bureau de Raven sur la côte Ouest. « L’installation de la géothermie nécessite des investissements importants, mais elle permet de réaliser d’énormes économies sur les plans énergétique et environnemental », explique-t-il. « Les coûts d’investissement initiaux ont été considérés comme un obstacle important, et la bureaucratie notoire du [ministère des] Services aux Autochtones signifiait que le projet ne verrait pas le jour ou qu’il serait voué à l’échec. »

En lançant le projet, Raven a mis en place ce qu’il appelle une entente de résultats axés sur les besoins communautaires, dans le but d’installer 125 unités géothermiques résidentielles dans les logements de la réserve, et ultimement d’en installer à grande échelle (plus de 500 unités). Le principe de base des ententes de résultats axés sur les besoins communautaires est de développer un modèle de calcul des coûts qui ne part pas du profit, mais plutôt de l’ensemble des résultats souhaités pour la communauté, notamment sur les plans de l’emploi et de la formation, de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, de la baisse des coûts d’énergie, des coûts d’aide sociale évités ainsi que du capital nécessaire pour exécuter ces projets. Raven trouve ensuite un acheteur de résultats, généralement le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial, qui accepte de « payer pour le succès » des résultats obtenus. Puis, Raven amasse les fonds nécessaires grâce à des capitaux privés, ainsi qu’auprès d’organisations philanthropiques, en promettant un rendement de 4 % d’intérêts aux investisseurs. Comme cela est expliqué sur le site Web de Raven, une entente de résultats d’un million de dollars, par exemple, rapporte 1,2 million de dollars aux investisseurs, mais la valeur économique totale des résultats (énergie propre, nouveaux emplois, etc.) s’élève à 1,8 million de dollars.

L’utilisation de ces nouveaux modèles de financement de l’énergie a soulevé des possibilités intrigantes quant aux nouvelles façons de lutter contre le diabète. « Les collectivités de la région de Island Lake et la Lawson Foundation travaillent sur les questions de sécurité et de souveraineté alimentaires depuis un certain temps au Manitoba », explique M. Cyr. « Ils nous ont approchés et nous ont demandé s’ils pouvaient utiliser notre méthode de financement pour lutter contre le diabète de type 2 dans leurs communautés, car il s’agit d’une crise, voire d’une épidémie. »

En réponse, Raven a travaillé de concert avec la Fondation Lawson et le gouvernement du Canada pour appliquer cette approche d’investissements à impact social aux enjeux de sécurité alimentaire et de santé. « Nous travaillons sur cet enjeu depuis plus de 30 ans, et tout le monde voit que les chiffres ne cessent d’augmenter », déclare Marcel Lauzière, PDG de Lawson, en soupirant profondément. « Des recherches montrent que les Autochtones de 20 ans ont 80 % de chances de souffrir de diabète de type 2. »

En septembre 2019, Raven a organisé un « laboratoire de solutions pour les Autochtones » de deux jours à Winnipeg (le premier d’une série de quatre laboratoires), en présence d’experts en santé et de représentants de six Premières Nations de l’Île-du-Prince-Édouard et du Manitoba. Les participants ont échangé des idées sur la manière de mettre en relation les principes d’un mode de vie sain, les connaissances autochtones, la production alimentaire locale et les approches locales du bien-être, afin d’établir un plan sur cinq ans pour réduire la prévalence du diabète et de toutes les conditions associées à cette maladie chronique.

« La raison pour laquelle nous sommes si intéressés par une entente de résultats axés sur les besoins communautaires est qu’elle commence avec la communauté, et non avec le gouvernement. », déclare M. Lauzière. C’est la communauté qui décide du problème qu’elle veut aborder. Elle décide des interventions qu’elle veut effectuer pour répondre à ces problèmes. »

Le partenariat émergent, qui inclut le gouvernement fédéral, est destiné à susciter davantage d’investissements : « Nous désirons trouver des investisseurs qui croient en cette approche et qui investiront dans l’intervention », dit M. Lauzière. « Nous voulons qu’ils nous donnent les moyens nécessaires pour livrer ces projets. Puis, nous montrerons les résultats aux gouvernements fédéral et provinciaux, qui paient des sommes faramineuses pour régler ces problèmes. Ils verront les économies réalisées et rembourseront les investisseurs, qui continueront ensuite à investir dans cette approche. Il s’agit d’un projet communautaire et novateur; il n’existe rien de tel ailleurs. »

La stratégie semble fonctionner. Plus tôt cette année, Raven a annoncé qu’elle avait obtenu une subvention de 506 000 dollars américains de la World Diabetes Foundation. « La subvention financera le développement et le lancement d’un projet pilote d’obligation pour la réduction du diabète chez les Autochtones et d’entente de résultats axés sur les besoins communautaires pour financer les interventions de prévention du diabète créées par le laboratoire », selon un communiqué de presse de Raven. « L’entente de résultats axés sur les besoins communautaires couvrira une période d’intervention de cinq ans, rapportant des capitaux privés par le biais de l’obligation et plaçant le gouvernement en position de payer en raison de la réussite des résultats. L’entente initiale de résultats axés sur les besoins communautaires se concentrera sur la réduction ou la prévention du diabète de type 2 au sein de six communautés autochtones. »

Le 8 mars 2021, seulement quelques semaines après l’annonce de l’investissement de Raven, la Lawson Foundation a annoncé qu’elle utiliserait, au cours des dix prochaines années, une approche d’investissement à impact social pour lutter contre le diabète de type 2 dans les communautés du Nord et les communautés autochtones, et qu’elle travaillera avec des dirigeants comme M. Cyr.

« Nous avons été proactifs sur le front du diabète parce que nous avons une certaine expérience dans ce domaine et des liens avec certaines communautés autochtones », explique M. Lauzière. « Nous avons été l’un des premiers bailleurs de fonds du programme scolaire de prévention du diabète de Kahnawake au début des années 1990, et ce programme se poursuit toujours et a eu un impact dans le monde entier. »

En plus de ces projets, l’investissement de Lawson est l’expression de l’engagement de la fondation en faveur de la réconciliation. « Il y a cinq ans, lorsque le [rapport de la Commission de vérité et réconciliation] a été publié, nous avons signé une déclaration philanthropique à propos de la réconciliation », explique M. Lauzière. « Nous avons travaillé sur cette question et sur la manière dont elle peut influencer toutes nos actions. Au cours de la prochaine décennie, notre stratégie de prévention du diabète sera axée sur les communautés autochtones du Nord et des régions éloignées. Nous travaillerons en collaboration avec des conseillers autochtones, et l’ensemble de notre financement pour cette stratégie sera axé sur cet objectif. »

M. Cyr développe cette idée. « Nous devons repenser la manière dont nous abordons les problèmes sociaux afin d’apporter un changement durable dans nos communautés. Les communautés et les connaissances autochtones doivent être au centre de l’approche. Cette solution représente réellement un trio gagnant qui entraînera la transformation du système de santé : l’investissement de capitaux privés permet une intervention dirigée par la communauté autochtone pour améliorer les résultats en matière de santé, ce qui entraîne des économies systémiques substantielles pour le gouvernement. »

L’ensemble de cette approche offre un contraste frappant avec la réponse normale du gouvernement à la lutte contre le diabète, qui a consisté à fournir un soutien médical que l’on pourrait comparer à celui d’un champ de bataille. « On reconnaît fondamentalement que le système de soins de santé, qui est principalement géré par la province, mais financé par le gouvernement fédéral pour les peuples autochtones vivant dans les réserves, est en réalité un système réactif », explique M. Cyr. « Il est largement axé sur la réponse à un symptôme par des mesures cliniques comme la dialyse, l’amputation et la pharmacologie plutôt que sur la prévention. »

Selon lui, les obligations pour la réduction du diabète représentent une solution de remplacement à un système qui a totalement abandonné les populations autochtones, sous la forme de capitaux privés aidant à financer une intervention basée sur le succès, ou ce que l’on appelle un modèle de « paiement au rendement ».

En effet, la mission de Raven consiste à établir des relations de la communauté vers l’extérieur, et l’entreprise a réussi à utiliser les philosophies autochtones, qui sont centrées sur le développement de liens personnels. « Avant même de lancer le laboratoire », explique M. Cyr, « il y a eu un préengagement de cinq mois avec la communauté, sous la forme d’assemblées publiques, de séances ouvertes, et de ce genre de choses, pour échanger et discuter afin de savoir si nous devions faire quelque chose, de ce que nous devrions faire, et de ce qui devait être fait dans la communauté pour apporter ces changements. »

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Les deux ensembles de communautés participant à cette expérience se trouvent à une moitié de pays l’un de l’autre et diffèrent considérablement en matière de population. À quelque 3 200 km à l’ouest des minuscules Premières Nations d’Abegweit et de Lennox Island, à l’Île-du-Prince-Édouard, les communautés de Island Lake, qui vivent dans la réserve et comptent près de 7 500 habitants, sont les quatre plus grandes communautés du Canada. À ce titre, ces Premières Nations représentent des éclaireurs appropriés dans les efforts de lutte contre le diabète.

L’histoire du diabète dans les communautés autochtones commence en fait au Canada atlantique. Le diabète a été le résultat de la colonisation dans le passé et persiste à cause des méthodes actuelles de l’industrie agroalimentaire commerciale. « De la façon dont je vois les choses, nous avons tous été victimes de la colonisation », déclare Roseanne Sark, au téléphone, de sa maison de Somerset, à l’Île-du-Prince-Édouard. Elle a appelé dans la soirée après avoir dû annuler notre entretien précédent pour s’acquitter de certains « devoirs de grand-mère ».

Mme Sark est directrice de la santé pour la Confédération des Mi’kmaq de l’Î.-P.-É., et elle coordonne les efforts des deux Premières Nations de l’île. « Au départ, le projet [Raven/Lawson] devait se dérouler dans l’ouest au Manitoba », explique-t-elle. « Sur le plan comparatif, l’Î.-P.-É. étant une île de la côte Est, cela semblait tout à fait approprié. Il y a des différences, mais le diabète reste le diabète. »

Le lien est présent dans l’histoire commune des communautés autochtones et celles-ci partagent aussi une philosophie commune. « Cette connaissance est acquise. En tant que peuple, nous avons déjà eu cette relation auparavant », dit-elle. « Nous savions ce que contenaient tous les aliments que nous ingérions, et que ces derniers étaient un cadeau que le Créateur nous offrait. La relation que nous avions avec la Terre mère avant le contact, nous l’avions en nous. Nous avons cela en nous pour nous enflammer. »

À un demi-continent de là, les communautés de Island Lake ne sont accessibles que par avion, l’aéroport le plus proche se trouvant à 300 km au nord-ouest, à Thompson, qui se trouve elle-même au bout de la route 6, à environ 800 km de Winnipeg. Composée de quatre Premières Nations, soit Garden Hill, Wasagamack, Red Sucker Lake et St. Theresa Point, la région de Island Lake est desservie par une route de glace qui n’est ouverte que pendant les mois les plus froids de l’hiver du nord du Manitoba. (La série Ice Road Truckers de la chaîne History, sur les chauffeurs et l’équipement poussé à l’extrême, a documenté une saison entière de livraisons dans la région de Island Lake.) Malgré l’isolement, les conséquences des aliments transformés modernes et la perte des habitudes alimentaires traditionnelles ont causé des ravages diabétiques dans ces communautés.

Edward Flett est le directeur de la santé de la région de Island Lake, un poste qu’il occupe depuis près de dix ans. Il a fallu deux semaines d’appels téléphoniques, de courriels et de textos pour finalement obtenir un entretien avec lui. Il s’excuse et explique que c’est la fin de l’année fiscale et qu’il y a beaucoup de choses en cours et de rapports à faire.

La pandémie a révélé un autre exemple de la manière dont le poids du financement des affaires autochtones a rendu difficile la réponse en temps réel à une crise sanitaire persistante. En janvier 2021, la région de Island Lake a enregistré le plus grand nombre de cas de COVID-19 dans la province, ce qui a entraîné un confinement, l’état d’urgence et le soutien des forces armées.

Bien que des fonds supplémentaires aient été envoyés aux Premières Nations pour répondre à la pandémie, les tâches pratiques et financières qui entourent ces fonds ont ajouté un fardeau à un système déjà débordé. « Notre financement provient du Canada, et nous n’avons pas été en mesure d’offrir nos programmes communautaires en conséquence, en raison des répercussions du virus sur notre communauté », explique M. Flett. « Le virus nous a obligés à adapter les exigences de nos programmes et la prestation de nos services. »

Services aux Autochtones Canada a instauré un changement majeur dans ses accords avec les Premières Nations, qui permettra des ententes de dix ans. La transition à l’échelle nationale englobe les textes de loi constitutionnels les plus archaïques et alambiqués du Canada, l’une des bureaucraties les plus hypertrophiées du gouvernement fédéral, et 634 Premières Nations présentant un kaléidoscope de diversité en matière de langues, de cultures, d’assise territoriale et de gouvernance. Certaines Premières Nations ne comptent que quelques dizaines de résidents, tandis que d’autres en comptent des dizaines de milliers. Certaines se trouvent dans les banlieues des grandes villes et d’autres dans les régions les plus reculées de cet immense pays. La mise en œuvre des nouvelles dispositions est, sans exagération, un cauchemar logistique.

« Au cours des deux dernières années, nous avons dû opérer une transition dans la manière dont nous dépensions l’argent et dans la manière dont nous étions censés en rendre compte », explique M. Flett. « Cette année, nous allons devoir faire un travail supplémentaire, car nous avons reçu un financement de Santé Canada pour faire face aux dépenses de la COVID-19. »

M. Flett est particulièrement préoccupé par la façon dont son rapport sur les fonds consacrés à la santé mentale pour la dernière année financière va être reçu. Dans sa communauté, comme dans toutes les communautés, les services de santé mentale ont changé de façon spectaculaire et parfois désespérée en réponse à l’isolement, aux épidémies et à la menace existentielle d’une pandémie mondiale. Il qualifie son rapport de « coloré » et espère qu’il sera compris. Une idée élaborée à Ottawa doit être mise en pratique à des milliers de kilomètres de là, puis mise en œuvre et gérée par des directeurs de la santé locaux comme M. Flett.

La vie en temps de pandémie a ralenti le projet de prévention du diabète soutenu par Raven et défini au cours de ces séances de laboratoire de solutions, il y a deux ans. M. Flett garde toutefois l’espoir que cette mesure sera mise en œuvre, car le diabète continue de faire rage dans sa communauté. « Chaque année, de plus en plus de cas de diabète de type 2 apparaissent plus tôt que d’habitude, ce qui nous préoccupe beaucoup », dit-il. « Nous avons fait une étude sur la santé des reins. Nous avons effectué des tests ici, dans la communauté, et nous avons constaté qu’environ 30 % de la population souffrira de problèmes de santé rénale au cours des dix prochaines années. C’est un chiffre effrayant. Tout cela est lié au diabète. »

Pour Roseanne Sark, la discussion dans le laboratoire de solutions a allumé une étincelle d’espoir. « Nous avons pu parler des défis et des possibilités, pour ensuite examiner les meilleures pratiques et les domaines dans lesquels nous pouvons progresser et apporter des changements. Ce type d’environnement met les gens dans cet état d’esprit. Il s’agit maintenant de partager ce type de collaboration ou de délibération dans les communautés. »

M. Cyr raconte la façon dont les communautés de la région de Island Lake veulent voir un changement dans le paysage par rapport au cadre de la lutte contre le diabète. « Ce qui a été évoqué, c’est le besoin d’avoir un espace physique au sein de la communauté, que nous appelons maintenant un Healthy Hub, où les gens pourraient s’instruire, suivre des cours de cuisine et préparer leurs propres aliments. On y trouverait également des cultures verticales, un microabattoir et une microboucherie où l’on pourrait consommer des aliments traditionnels. À l’intérieur de ce centre, les animaux pourront être dépecés dans ce qui sera désormais un microabattoir certifié par Santé Canada. Nous n’y aurions jamais pensé si nous n’avions pas demandé à la communauté. »

Cette approche joue également sur la façon dont les gens se rencontrent et sur la manière dont ils établissent des relations. « En tant que société de chasse et de cueillette, nous avons la pêche et la chasse; nous avons ces relations », explique Mme Sark. Elle souhaite intégrer la philosophie traditionnelle dans cette nouvelle association avec Raven. « Les dirigeants ont montré la voie. Ils comprennent que nous devons créer des relations, comme celle que nous avons avec Raven. »

Mme Sark voit en fait la possibilité d’une transformation physique. « Le financement change vraiment le paysage de nos communautés », dit-elle. « Si nous pouvions faire un jardin communautaire, si nous pouvions avoir une serre, si nous pouvions apprendre de ces personnes qui nous éduqueraient sur ce que contient la nourriture et sur les nutriments, alors nous pourrions effectuer ce changement. »


L’image qui accompagne cette pièce, Ketuimalgotmek, a été créée par Amanda Amour Lynx. L’artiste a fourni la déclaration suivante au sujet de l’œuvre :

Ketuimalgotmek explore mes souvenirs d’enfance; ces moments passés dans le jardin de ma grand-mère (Flora Robertson, née Isadore) à Montréal. Celle-ci m’a appris à m’occuper des tomates et des concombres. Il en poussait tellement que toute la famille se les partageait à l’heure du repas. J’ai appris la valeur de la narration L’nu par les actes de répétition et les accentuations de ma grand-mère. Elle me disait à chaque visite : « Tu te souviens quand tu m’as arrosée avec le boyau d’arrosage? » Elle se remémorait la fois où, à cinq ans, j’avais accidentellement pointé le boyau dans sa direction et l’avait trempée alors que j’arrosais son abondant jardin. À travers cette nature, elle m’a enseigné comment garder les histoires vivantes en les répétant, avec humour et à propos. Si une histoire est racontée assez souvent, elle devient un héritage. 

L’illustration représente un hiéroglyphe mi’kmaq provenant d’une prière de grâce avant de manger. Les hiéroglyphes représentent la plus ancienne forme de langage enregistrée, en partie grâce aux missionnaires jésuites qui ont converti les prières en L’nuismk (langue mi’kmaq). L’utilisation du langage est un acte intentionnel de revitalisation, comparable à l’enseignement de ma grand-mère sur la nécessité de garder les histoires vivantes. Cette pièce s’inspire du travail culturel remarquable de Michelle Sylliboy, artiste L’nu et locutrice de la langue, qui a recontextualisé un lexique hiéroglyphique pour le peuple mi’kmaq. Le lexique sert à déplacer le cœur de la douleur coloniale par rapport à l’influence du livre de prières, en récupérant nos récits et notre engagement vis-à-vis de la culture. Je voulais que ketuimalgotmek mette en évidence l’autonomisation de nos communautés qui développent de nouvelles relations avec la nourriture et son accessibilité, en honorant les Netukulimk et les Msit no’kmaq, mais aussi en reliant l’histoire et la langue aux modes d’alimentation. 

Les motifs répétés de la tomate évoquent ces souvenirs sur des rendus 3D texturés réalisés à l’aide du programme Cinema 4D. Ils évoquent un espace onirique où la connaissance des plantes est liée à la cosmologie. Les éléments texturaux et colorés évoquent des histoires d’étoiles et de plantes, entrelacées avec une connaissance approfondie de l’animalité de ces deux éléments. Les têtes de violon (ma’susi) sont présentées comme une source de nourriture traditionnelle.

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Miles Morrisseau est un écrivain, journaliste et producteur multimédia métis de la patrie métisse du Manitoba.

Amanda Amour Lynx vit à Guelph, en Ontario, et se présente comme artiste interdisciplinaire, animatrice et conservatrice queer, bispirituelle ainsi que Mi’kmaq mixte.

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