Voici le dernier article de notre série consacrée à l’innovation sociale. Celle-ci est publiée dans le cadre d’une collaboration entre The Philanthropist et La fondation McConnell.
Comme tout écosystème digne de ce nom, celui de l’innovation sociale au Québec est riche et diversifié. Cet article offre les portraits de six organismes dans ce secteur qui ont développé des modèles novateurs et porteurs d’espoir.
La Maison de l’innovation sociale
Lorsqu’on discute avec l’équipe de la Maison de l’innovation sociale (MIS), l’expression «vallée de la mort» revient souvent. C’est ainsi qu’on désigne cette période cruciale, dans la croissance d’une entreprise sociale, entre le financement initial et le moment où elle génèrera des revenus suffisants pour assurer sa survie. C’est à cette étape du cycle de vie d’un projet que la MIS consacre surtout ses efforts et ses programmes, et cherche à accomplir sa mission: favoriser l’émergence d’innovations sociales et créer les conditions optimales pour que naissent des collaborations porteuses et inusitées.
«Contrairement à d’autres modèles qui misent davantage sur l’accélération ou la mise à l’échelle de projets d’innovation sociale, la MIS intervient très tôt et crée les premiers ponts dans leur cheminement», explique Violaine Des Rosiers, codirectrice générale de la MIS. «C’est un atout pour les fondations et les investisseurs d’impact, qui voient dans les programmes de la MIS une façon de dérisquer leurs investissements en amont, de développer de nouveaux produits financiers à rendement social et environnemental, tout en renforçant la capacité de leurs bénéficiaires».
La MIS a lancé ses activités l’an dernier. Née d’un partenariat entre différents acteurs importants de l’écosystème de l’innovation sociale au Québec—la Fondation Mirella et Lino Saputo et la Fondation McConnell, ses principaux bailleurs de fonds, ainsi que l’Esplanade, HEC Montréal, l’Université Concordia et l’institut de recherche CIRODD. Mais en dépit de son jeune âge, elle est déjà en voie de devenir une référence au niveau international.
En ce moment, la MIS mise sur quatre programmes en particulier: l’Incubateur civique, qui favorise le prototypage et le murissement des idées de projets à impact social et environnemental; Innovateurs sociaux en résidence, qui permet l’immersion d’une équipe d’innovateurs sociaux chez des organisations de développement local, des institutions publiques et des entreprises; Tangram, une plateforme numérique accessible gratuitement aux innovateurs sociaux, aux acteurs de changement et aux aspirants entrepreneurs sociaux; et Villes d’avenir, un programme qui accueille les activités en recherche et développement sociale en milieux urbains.
La MIS porte aussi Raccords, un bulletin numérique envoyé gratuitement à ses abonnés tous les deux mois, qui propose des contenus sur différents enjeux de l’innovation sociale.
«Les activités de la MIS se veulent complémentaires», résume le codirecteur général Patrick Dubé. «Sa spécificité s’articule aussi autour de sa volonté de révéler le potentiel synergique entre les unusual suspects et l’écosystème pour augmenter l’impact positif escompté». En connectant les porteurs de projets aux divers acteurs et leviers de l’écosystème, et en permettant de mieux capter les idées dont la visée intègre à la fois un impact social et un impact environnemental, la MIS a l’ambition de s’implanter comme un maillon structurant dans la chaine d’innovation sociale québécoise.
À l’origine de Fillactive, il y a un accident—au sens littéral du terme. À l’âge de 22 ans, la cycliste d’élite Claudine Labelle est frappée par une voiture lors d’un entraînement et subit un grave traumatisme crânien. Elle doit renoncer à ses rêves olympiques. Forcée de réorienter son existence entière, elle choisit de la consacrer à sensibiliser les jeunes filles aux bienfaits de l’activité physique.
Les premières années, c’est par des conférences dans les écoles que Claudine Labelle choisit de remplir sa mission. Le succès est au rendez-vous, mais elle réalise bientôt que les besoins sont plus grands: l’offre sportive scolaire n’est tout simplement pas adaptée aux filles, avec comme résultat qu’à la puberté, une fille sur deux abandonne le sport. C’est ainsi que naîtra éventuellement le premier programme de Fillactive.
Aujourd’hui, plus de 10 ans plus tard, «Fillactive se positionne comme une offre complète et flexible» pour aider les écoles à garder actives leurs étudiantes, explique Marie-Claude Gauthier-Fredette, chef de marketing et communication de l’organisation. «Nous sommes là pour les outiller.» Les activités se déroulent principalement dans un cadre parascolaire, pendant l’heure du dîner et à la fin de la journée.
Les résultats sont impressionnants. L’organisme estime qu’au cours de la dernière année seulement, ce sont 285 écoles au Québec et en Ontario qui ont développé des partenariats avec Fillactive, permettant de faire bouger ainsi plus de 12 000 jeunes femmes.
L’organisme a développé des outils efficaces pour recueillir les dons corporatifs, et ils constituent aujourd’hui sa principale source de revenus. Ceux-ci sont complétés par les contributions des écoles et un soutien gouvernemental.
«Nous connaissons une belle croissance», résume Gauthier-Fredette en plus de citer des bénéfices indirects, comme la hausse du sentiment d’appartenance à l’école. Et l’impact est au rendez-vous: «On amène les filles à être actives pour la vie», dit-elle.
La Cantine pour tous
Cela a de quoi surprendre: le Canada est le seul pays membre du G7 qui ne dispose pas d’un programme universel d’alimentation à l’école. Entre-temps, un enfant sur six est en insécurité alimentaire, selon l’UNICEF. Si bien les provinces ont mis sur pied des initiatives pour pallier à cette situation, elles sont souvent d’une efficacité variable.
À l’autre extrémité de la vie, le nombre d’aînés ne cesse de croître, ce qui met une pression grandissante sur les services sociaux qui leur sont destinés. Ici aussi, il y a une grande disparité dans la disponibilité et la qualité des aliments. «L’alimentation ne semble pas être une priorité gouvernementale, au Canada», conclut Valérie Lafontaine, agente de développement à La Cantine pour tous.
L’organisme a décidé de s’attaquer à cette problématique. Issu d’un collectif fondé en 2010, ce projet d’économie sociale est en fait un regroupement d’organismes déjà engagés dans la sécurité alimentaire: des restaurants populaires, des cuisines collectives, des centres communautaires, des OBNL qui distribuent des repas et des collations dans les écoles et centres pour aînés, des entreprises d’insertion professionnelle, etc.
L’action et l’impact de La Cantine pour tous reposent sur le principe de la mutualisation. L’idée est de mettre en commun les ressources des organismes membres, qui sont complémentaires et sont rarement utilisées à leur plein potentiel. Par exemple, un organisme qui dispose d’un camion de livraison mais ne l’utilise que quelques heures par jour peut le mettre à la disposition d’autres organismes, qui paieront pour sa location. Les propriétaires du camion récoltent ainsi des revenus supplémentaires qu’ils peuvent réinvestir dans leur mission, tandis que les locataires peuvent accroitre leurs services. Gagnant-gagnant, comme on dit. Même chose pour l’utilisation de cuisines et d’équipement et les espaces d’entreposage.
La Cantine pour tous mets en contact ces différents acteurs et leurs ressources. En agissant comme intermédiaire, elle soutient les organismes dans l’élargissement des clientèles qu’ils sont en mesure de desservir, et donc de leur impact sur la sécurité alimentaire de la population. «Il y a un véritable avantage pour les organismes de s’associer à nous», dit Lafontaine.
La Cantine vient de lancer un programme de repas offert dans les écoles primaires de toutes sortes de milieux socioéconomiques, et pour lesquels les parents paient ce qu’ils peuvent. Le modèle est prêt à être exporté aux autres provinces canadiennes.
Changer le monde par l’immobilier: Le Monastère des Augustines, Maison Mère et le Bâtiment 7
Les développements immobiliers à vocation sociale sont une tendance de plus en plus forte partout au Canada, et le Québec compte plusieurs organismes qui, chacun à leur manière, développent des projets innovants. En voici trois.
Les communautés religieuses ont été parmis les premières à soutenir la vie collective, au Québec moderne. De l’époque de la Nouvelle-France jusqu’aux années 1960, c’est elles qui ont assuré les services sociaux comme la santé et l’éducation. Mais aujourd’hui confrontées à la désaffection religieuse des Québécois, plusieurs d’entre elles tentent d’offrir un dernier legs à la population du Québec.
C’est le cas par exemple des Augustines de la Miséricorde de Jésus. En 1639, elles ont établi à Québec le premier hôpital au nord du Mexique. Elles en ouvrent 11 autres au Canada français, au cours des trois siècles suivants. Mais au début des années 2000, face à la diminution considérable de leurs effectifs, les soeurs ont pris la décision d’offrir leur monastère fondateur et leurs douze autres à la population, afin que puisse se perpétuer leur mission—soigner les corps et les âmes—, mais dans un contexte contemporain et laïque. C’est ainsi qu’est né l’organisme Le Monastère des Augustines, un centre de ressourcement et de santé globale.
«Notre projet est unique au monde», dit Isabelle Houde, responsable, communications, engagement et innovation sociale. Ouvert il y a quatre ans, il regroupe de l’hébergement, un restaurant, un centre d’archives et une réserve muséale, une programmation d’activités en santé globale et en culture (yoga, retraites, méditation, conférences, ateliers, etc.), une gamme de soins de massothérapie et de détente, ainsi que la location de salles à des entreprises et organismes pour des séjours de répits aux proches aidants et du ressourcement au personnel de la santé et des services sociaux. Tout ça dans le bâtiment patrimonial situé au cœur du Vieux-Québec, et chargés d’une longue histoire de soins à la population. «Il y a quelque chose de spécial dans ce lieu, résume Houde. Les gens s’y sentent bien et apaisés dès qu’ils y mettent les pieds.»
Avec un mélange d’activités génératrices de revenus, de levées de fonds et de subventions, l’organisme assume l’ensemble de son financement. Les Augustines, elles, sont ravies: leur rêve du début du siècle est devenu une réalité.
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Une problématique similaire a été vécue à la même époque, par une autre communauté dans une autre ville. À Baie-Saint-Paul, dans la région de Charlevoix, la congrégation des Petites Franciscaines de Marie a décidé de céder sa vaste propriété—un bâtiment de 16 000 mètres carrés et 3 hectares de verdure, l’équivalent de 18 terrains de football—pour en faire un projet inspirant. C’est finalement en 2017 que la municipalité, soucieuse d’éviter de se retrouver avec un énorme édifice vide au coeur de son centre-ville, est devenue propriétaire de ce joyau patrimonial.
Après une consultation de plusieurs mois ayant impliqué plus de 90 intervenants, les différents partis impliqué on défini un projet destiné à devenir le moteur du développement socioéconomique de la région.
À l’issue d’un concours public, le complexe conventuel prenait éventuellement le nom de Maison Mère, autant pour rendre hommage à ses anciennes occupantes que pour exprimer les ambitions du projet. On a fait appel à la firme de l’un des plus grands architectes du Québec, Pierre Thibault, pour moderniser les lieux tout en préservant les éléments patrimoniaux.
Travailler avec les forces vives de la région, créer de nouvelles opportunités, miser sur la complémentarité et l’esprit de collaboration: ce sont les piliers sur lesquels a décidé de s’appuyer l’équipe de Maison Mère, avec une emphase particulière sur la jeunesse. Le bâtiment regroupe aujourd’hui 13 organismes dont la mission correspond à au moins l’un des six grands axes privilégiés: l’agroalimentaire, la culture, l’enseignement, l’entrepreneuriat, le développement durable et l’hébergement. On retrouve par exemple un organisme de formation continue et un autre de concertation environnementale, un café-coopérative, un espace de cotravail, une boulangerie artisanale, et même une auberge de jeunesse. Un parcours muséal et la location de salles sont aussi offerts.
Tout cela crée «une belle synergie entre ces organisations qui cohabitent sous un même toit», selon Gabrielle Leblanc, directrice générale de Maison Mère, qui souligne que 82 personnes sont déjà à l’emploi de ces organismes. Alors que s’amorce la troisième année d’activité, la directrice générale est enthousiasmée par ce qui se dessine pour l’avenir. «Ça va bien, même si le défi demeure très grand! On est en phase avec notre mission et en mesure de fédérer les forces du milieu.»
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Un autre type de patrimoine —industriel— nécessite d’être préservé.
C’est le pari fait par Bâtiment 7, un organisme autogéré issu d’une longue lutte populaire pour se réapproprier un ancien édifice du Canadien National situé dans le quartier ouvrier de Pointe-Saint-Charles, dans le sud-ouest de Montréal. Amorcée au début des années 2000, cette lutte est conclue en 2017, alors que l’immense structure—qui avait été l’objet de la convoitise des promoteurs immobiliers, dans ce quartier en plein processus d’embourgeoisement—était finalement cédée à Bâtiment 7. Son objectif: offrir à tous et à toutes, avec un souci particulier pour la population marginalisée du quartier, un accès à des services, des lieux de productions et des endroits pour se rassembler dont le quartier manquait cruellement.
Depuis, ce sont 17 projets qui se sont déjà installés dans le bâtiment. Une épicerie, une école d’art, un atelier de travail du métal, et bien d’autres choses encore. Tout cela placé sous le signe de la coopération et de l’autogestion. Ce qui ne se fait pas toujours sans heurt, reconnaît la coordonnatrice Judith Cayer. «Une structure d’autogestion comprenant 200 personnes, il n’y en a pas ailleurs au Québec», dit-elle. «On a inventé notre propre structure, en s’inspirant de ce qui s’était fait ailleurs, mais en l’adaptant à notre réalité.» Les différents projets se consolident depuis et des subventions sont venues sécuriser la situation financière de l’organisme. L’épicerie à elle seule est un énorme succès, elle qui fournit des produits frais et de qualité à une population qui en a longtemps été privée.
Ce modèle attire déjà l’attention d’autres innovateurs sociaux. «On reçoit trois ou quatre demandes de visite par semaine, et on doit même en refuser», dit la coordonnatrice, qui raconte que tout récemment, c’était des chercheurs de l’université Simon Fraser qui étaient sur place pour examiner le fonctionnement de Bâtiment 7.
Et cela alors que l’organisme n’en est encore qu’à la première de trois phases de développement prévues. De gros projets sont dans les cartons, dont un Centre de la petite enfance et une fermette. «C’est immense, ce qu’il reste à faire!», conclut Cayer.