Ce texte fait partie d’une série d’entretiens menés auprès de six chercheurs de la communauté PhiLab sur leurs différents objets d’étude.
Ce texte fait partie d’une série d’entretiens menés auprès de six chercheurs de la communauté PhiLab sur leurs différents objets d’étude. PhiLab est un réseau canadien de recherche en philanthropie basé à Montréal, sur le campus de l’UQAM.
***
April Lindgren, professeure et Velma Rogers Graham Research Chair à l’École de journalisme de Ryerson University (recherche en cours)
Vous avez couvert pendant 20 ans l’économie et la politique sur la colline parlementaire, à Ottawa, avant de vous tourner vers l’enseignement et la recherche. Quel fut votre premier objet de recherche?
Je me suis penchée sur le rôle des médias ethniques dans la vie des nouveaux arrivants. J’ai étudié la contribution de ces médias à l’adaptation de ces citoyens à leur nouvelle vie.
Qu’avez-vous transporté de votre vie de journaliste à votre vie de chercheuse?
Comme la journaliste, la chercheuse s’intéresse à l’air du temps. Je suis attirée par les enjeux contemporains incontournables, ceux qu’on ne peut pas ignorer.
Vos travaux de recherche portent sur le journalisme local. Pourquoi ce choix?
Quand on débute comme journaliste, on a tous envie de couvrir les affaires étrangères. Puis, avec le temps, on réalise que tous les sujets et tous les enjeux étrangers se trouvent aussi dans notre cour.
En 2016, vous avez lancé le Local News Research Project. De quoi s’agit-il?
C’est une carte qui répertorie tous les médias locaux canadiens (radio, télé, imprimé et numérique) qui ont fermé, qui ont ouvert ou qui ont ajouté ou soustrait des effectifs depuis la crise financière de 2008. Cette carte est mise à jour tous les deux mois. Notre constat : trois fois plus de médias locaux canadiens ont fermé que de nouveaux médias se sont créés.
Votre recherche en cours s’intéresse au financement des médias par les fondations. Pourquoi le secteur philanthropique devrait-il venir à la rescousse des médias?
En fait, il ne s’agit pas de sauver les médias, mais bien de soutenir les communautés. Ceci rejoint la mission fondamentale de toutes les fondations. Les médias font partie des infrastructures essentielles aux citoyens, comme les hôpitaux et les routes. S’assurer qu’une communauté dispose, en temps réel, d’une information indépendante et validée vient donc renforcer la portée des investissements thématiques des fondations.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi la présence de médias indépendants dans une communauté assure une meilleure portée des fonds alloués par les fondations?
Prenons une fondation impliquée dans le secteur de la santé, par exemple. La présence de médias locaux indépendants contribue à l’imputabilité et à la transparence de la gestion des hôpitaux. En s’assurant que des médias indépendants couvrent les communautés où elle investit, une fondation renforce l’impact de ses investissements, qu’ils visent la santé, l’éducation ou l’emploi.
Comment votre projet est-il organisé?
Nous avons complété une revue de la littérature. Nous avons recensé, entre autres, les rapports du Tow Center de l’Université Columbia, du Shorenstein Center de l’Université Harvard et du American Press Institute sur le financement philanthropique aux médias. Nous avons ensuite rencontré des fondations qui ont financé des médias ainsi que des médias qui ont reçu du financement, aux États-Unis et au Canada.
La Fondation Atkinson, de Toronto, est une pionnière canadienne du philanthrojournalisme. Parlez-nous de sa collaboration avec le Toronto Star.
Depuis 2014, la Fondation Atkinson finance le poste de Sara Mojtehedzadeh, journaliste au Toronto Star. Avant 2014, les transformations du monde du travail n’étaient pas suivies de façon régulière par ce média. Sara Mojtehedzadeh couvre maintenant ces enjeux au Toronto Star.
Qu’est-ce qui a motivé cette fondation à financer le salaire d’une journaliste?
La Fondation Atkinson intervient, entre autres, pour réduire les inégalités. Or, les transformations du monde du travail, comme la robotisation et la numérisation, ont un impact important sur les inégalités. La direction de la fondation a estimé qu’une couverture régulière et rigoureuse de ces enjeux renforcerait son action. Sara Mojtehedzadeh a ainsi couvert, entre autres, la lutte des coursiers de Foodora pour la syndicalisation. Cette lutte est très représentative des transformations actuelles du monde du travail, puisque l’économie de plateformes a créé une nouvelle catégorie de travailleurs précaires dont les livreurs font partie.
Votre recherche identifie une douzaine de modèles de financement possibles pour le philanthrojournalisme. Outre celui retenu par la Fondation Atkinson pour le Toronto Star, pouvez-vous en citer d’autres.
Bien sûr! D’abord, une fondation peut soutenir un projet journalistique précis comme un reportage sur le bien-être des enfants dans une communauté autochtone, par exemple. Il est aussi possible de financer des ressources partagées par plusieurs médias, comme des conseils juridiques pour les journalistes, du soutien au lancement d’une structure OBNL, etc. Une fondation pourrait contribuer à la formation et le perfectionnement des journalistes, ou encore soutenir des projets collaboratifs entre médias. Le Seattle Times, pour s’assurer de l’imputabilité des instances publiques, bénéficie de soutien philanthropique pour mener ses travaux de journalisme d’enquête, aussi. Une fondation peut financer le journalisme à la pige ou les activités de recherche universitaire, comme la chaire de recherche en journalisme d’enquête de l’Université Concordia, entre autres. Il est aussi possible d’aider les médias dans le déploiement de nouveaux modèles d’affaires. Le Lenfest Institute de Philadelphie, par exemple, déploie ce type de financement à travers le Local News Business Model Challenge. Enfin, on peut carrément financer les dépenses d’exploitation des médias. C’est ce que fit la Fondation MacArthur, en 2016, en accordant des fonds de 25M$US sans aucune contrainte d’allocation à 12 médias. Il est peut-être plus excitant de financer des enquêtes et des gros dossiers, mais les médias ont aussi besoin de couvrir leurs frais fixes.
Toutes les fondations cherchent à démontrer leur impact. Comment mesure-t-on l’impact d’un dossier sur la démocratie municipale ou la maltraitance chez les enfants, par exemple?
C’est un défi. Comment sait-on si un politicien a démissionné ou qu’une loi a été modifiée suite à la publication d’un article? D’abord, il est difficile de retracer l’impact d’un travail journalistique. Ensuite, cet impact est rarement instantané. Et puis, pour de petites salles de presse, la mesure d’impact peut être lourde. Il importe donc d’identifier en amont des mesures d’impact réalistes et de s’assurer que la fondation inclut des sommes dédiées à cette fin dans son don.
Qu’en est-il de la liberté de presse? N’y a-t-il pas un risque d’interférence des fondations dans le contenu médiatique?
Cette discussion a déjà eu lieu avec les annonceurs. Les médias ont appris comment baliser leur relation avec eux, pour éviter l’ingérence. Le risque d’influence que je pressens est plus subtil. La plupart du contenu que les fondations financeront n’existait pas avant leur financement. On peut donc en conclure que les sujets non financés continueront d’être moins couverts.
***
Diane Bérard est journaliste de solutions indépendante. Cette pratique consiste à présenter, avec un regard critique, des solutions aux enjeux sociaux et environnementaux du 21e siècle.