L’émancipation des femmes à l’épreuve de la philanthropie, par Corinne Belliard. Harmatthan. Paris, France, 2009. 258 pp. ISBN : 978-2296091993
Mon ouvrage a contribué à illustrer le fait que les femmes ne peuvent accéder à une véritable émancipation qu’à partir de la conquête de leur droit et non en s’accoutrant des frusques que leur tendent les hommes. (Belliard, https://histoire19.hypotheses.org/1435)
Historienne et professeure à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), Corinne Belliard a soutenu une thèse de doctorat en 2004 relative au processus d’émancipation des femmes dans le contexte du féminisme naissant du dix-neuvième siècle. Elle y a revisité le cheminement des femmes au sein de deux associations philanthropiques d’importance en Grande-Bretagne et en France, de 1874 à 1914, dont cette publication se veut une synthèse destinée au grand public.
Présentation générale
Je résume ici la structure de l’ouvrage et les grandes idées présentées par l’auteure, espérant ainsi vous donner le goût de vous plonger dans sa lecture.
La première partie, intitulée « Qui sont les pauvres ? », expose les circonstances économiques et sociales des rapports prenant place entre riches et pauvres dans les deux pays étudiés. Belliard explore les courants de pensée dominants qui sont à la genèse de deux organisations philanthropiques : la Charity Organisation Society (COS) créée en 1870 et l’Office Central des Œuvres de Bienfaisance (OCOB) fondée en 1890.
Plus substantielle, la seconde partie met en parallèle les discours dominants sur les femmes et leur influence sur les avancées réalisées au sein des deux organisations. Ainsi, telle qu’elle le présente, son approche est atypique puisqu’elle analyse les archives philanthropiques en croisant rapport de classe et rapport de genre. De fait, les pauvres y sont présentés comme une classe sociale entière et indistincte des riches, alors que les femmes se retrouvent partagées entre ces deux classes. Elle tente alors de comprendre si, pour des femmes riches, le fait d’appartenir à une classe nantie représente ou non une possibilité réelle d’émancipation ou si ces dernières n’en demeurent pas moins enfermées dans des fonctions et des rôles philanthropiques et de domesticité définis par les hommes.
Les conditions économiques et sociales déterminent la place occupée par les femmes en philanthropie
L’étude de l’évolution de la pauvreté en France et en Angleterre conduit à la transformation du discours face à la pauvreté. Représentée initialement comme une punition divine, la pauvreté en vient à être décrite une condition sociale résultant d’inégalités sociales systémiques. Belliard nous rappelle que les transformations économiques préalables au 19e siècle ont entraîné une concentration des « pauvres » dans les villes. Cette pauvreté est synonyme de mendicité, de vagabondage et de chômage. Ces formes sociales sont considérées dangereuses. La dangerosité perçue entraine l’adoption de politiques publiques répressives visant à rendre employable une population qui doit survivre dans un contexte économique de pauvreté endémique. À défaut d’offrir une pleine sécurité à cette main d’œuvre, l’éducation se dessine comme une voie d’apaisement social et ouvre un espace d’action aux associations philanthropiques.
Une distinction entre charité et philanthropie
La présence d’une pauvreté endémique nécessite, de la part des pouvoirs publics et des milieux philanthropiques, d’en comprendre ses spécificités et ses causes. « Pour décider du ‹ secours efficace ›, il faut examiner individuellement les causes de la situation d’indigence…La philanthropie ne traite pas les pauvres en masse…mais au cas par cas » (Topalov, 1994, cité dans Belliard, 2009, p. 39).
Au 19e siècle, l’action philanthropique opte pour une méthode scientifique de gestion de la pauvreté, se distinguant alors des modalités religieuses de gestion de cette dernière par l’action charitable. La philanthropie mise en scène par les deux organisations étudiées par Belliard, COS et OCOB, se présente comme une tentative d’éduquer les pauvres. Selon les idées dominantes en cours, soit le modèle de la famille comme idéal type des relations sociales, « la gestion d’une société philanthropique pourrait se comparer à celle d’une famille : les hommes pourvoiraient l’intelligence et la direction, les femmes leur bon cœur et leur plus juste intuition du droit » (Parker, 1853, cité dans Belliard, 2009, p. 58). Les femmes philanthropes, sous l’autorité et la guidance de leur mari, auraient un rôle maternant ou sororal à jouer auprès des personnes pauvres.
La philanthropie : entre action émancipatrice et confinement dans des rôles déterminés par les hommes !
L’entrée des femmes dans les associations philanthropiques s’est effectuée sur approbation patriarcale, selon Belliard, en vertu de leurs qualités dites spéciales, comprises comme un fait de nature. Des intellectuels comme Auguste Comte ou John Stuart Mill soulignent les capacités des femmes à bien gérer la ‹ sphère domestique du peuple ›, et ce, en raison des connaissances qu’elles en ont et de leur maîtrise du domaine privé. En invoquant leurs qualités spéciales à l’égard des soins et de l’éducation morale, le discours philanthropique s’inscrit en faux par rapport au discours et aux pratiques féministes de cette époque qui cherchent à se défaire de l’image de la femme au foyer. Comme le souligne Belliard, la notion de qualité spéciale ne fait que modifier le rôle des femmes parmi les élites. Cet enfermement des femmes dans le care et la domesticité contribuera à perpétuer la division sexuelle entre les femmes et les hommes.
L’attribution de ces qualités spéciales feront en sorte que les femmes de l’élite verront leurs tâches et fonctions au sein de la philanthropie être liées à des champs spécifiques d’activités : la petite enfance et l’enfance, la gestion domestique, l’hygiène et la santé, l’éducation et l’assistance aux pauvres. Ce faisant, ces philanthropes au féminin contribuent de façon indirecte à l’émancipation des femmes, mais surtout à celle de leur propre émancipation au sein de leur classe sociale.
Les initiatives philanthropiques concourent à séparer les femmes entre elles. La prise de parole des femmes au sein de ces organisations se fait alors qu’elles ont une main liée derrière le dos, au sens où leur prise de parole doit recevoir l’approbation des hommes. Celles qui parviennent à se démarquer au sein de ces organisations y arrivent en se conformant à la norme dominante et aux idées masculines.
Belliard présente deux femmes qui ont réussi à se distinguer en quittant leur association respective. La française Léonie Chaptel a contribué au développement de la formation en travail social et en sciences infirmières, alors que la britannique Béatrice Webb a produit une critique acerbe des pratiques philanthropiques. Par ces gestes de ruptures, elles dévoileront les limites de l’aide sociale philanthropique et présenteront en quelque sorte les problèmes sociaux sous un angle jusqu’alors peu considéré.
Avec elles, d’autres ont questionné les pratiques philanthropiques. Belliard relate trop brièvement que des femmes, en marge des associations philanthropiques, ont réussi à faire leur place dans l’espace public de manière autonome sans manquer au passage de pointer les angles morts des discours des classes dominantes sur l’aide sociale et la condition féminine. Des progrès seront observables jusqu’à ce que le contexte de la guerre de 1914 compromette leurs quelques avancées.
Le dernier chapitre de l’ouvrage se penche sur le processus par lequel le féminisme sera mis en sourdine au profit des considérations patriotiques suscitées par la Première Guerre mondiale. Comment était-ils possible de positionner la conquête du suffrage féminin dans des conditions où s’affrontaient des visions pacifistes et bellicistes ? « Le caractère féminin est rehaussé de vertus patriotiques : la haine de l’ennemi et la compassion pour leurs fils voués au sacrifice. » (p. 225). Pour Belliard, le contexte de la Première Guerre mondiale a l’effet d’un piège. Invoquant à nouveau les qualités spéciales entre les sexes, les femmes seront mises à l’écart pour assurer l’avenir de la collectivité alors que les hommes, en leurs qualités spéciales, feront preuve de courage pour affronter les aléas du combat.
Si la philanthropie est présentée dans le discours dominant comme un véhicule d’accès des femmes au travail et à la sphère publique, leur insertion a mis en lumière les limites à l’intérieur desquelles elles furent enfermées.
J’aurais souhaité que l’auteure mette en exergue une définition de l’émancipation afin que l’on puisse prendre la mesure de la thèse défendue. Au-delà de l’occupation de l’espace public par les femmes et de la conquête de leurs droits, on en déduit qu’il est question de la maitrise de leur destinée en tant qu’individu libre et non en tant que personne située au cœur de rapports sociaux de genre.
Je recommande particulièrement la lecture de cet ouvrage si l’on veut repérer les discours dominants ayant donné lieu à une définition de la philanthropie, de l’assistance et jauger de ses effets sur le processus d’émancipation des femmes. Il représente aussi l’intérêt de souligner l’implication politique des femmes ayant joué un rôle clé dans le monde philanthropique. Les constats de Corinne Belliard ne sont pas sans rappeler ceux rassemblés par Filleule et Roux (2009)[1] pour illustrer les rapports sociaux de genre prenant place au cœur des organisations militantes.
[1] Filleule, Olivier et Patricia Roux (2009). Le sexe du militantisme, Paris, Presses de Sciences Po.