À une époque de changements rapides et profonds, et les enjeux liés à la pauvreté ne font pas exception. Nous devons actualiser nos indicateurs pour répondre à cette réalité complexe, écrit Claude Pinard de Centraide du Grand Montréal.
« Ces gens-là ne devraient pas être ici. »
Cette phrase, je l’entends de plus en plus souvent, dans les organismes communautaires du Grand Montréal. Mes collègues à travers tout le Québec pourraient eux aussi corroborer cette observation.
La dernière fois qu’on m’a dit ces mots, ils avaient été prononcés par le dirigeant d’un organisme en sécurité alimentaire de Côte-des-Neiges. Celui-ci m’a raconté l’histoire d’une petite famille en apparence ordinaire, un jeune enfant et ses deux parents qui travaillent. Si vous les croisiez dans le métro, jamais vous ne soupçonneriez qu’ils ont besoin d’un coup de pouce pour finir le mois. Et pourtant, c’est le cas.
C’est une réalité qui frappe, n’est-ce pas? Que fait un jeune couple de professionnels dans une banque alimentaire?
Notre surprise est le résultat d’un modèle mental construit au fil du temps. Jadis, au Québec, la pauvreté était associée à l’aide sociale, qui était elle-même entourée de stéréotypes peu flatteurs.
La pauvreté affecte les individus de manière différente. Pour beaucoup, c’est une menace constante qui plane au-dessus de leur tête, façonnant leur réalité quotidienne. Chaque situation est unique et comporte son propre lot de défis.
Mais au cours de mes années en philanthropie, j’ai appris que la pauvreté et sa géographie ont changé. Elle ne se concentre plus uniquement chez les personnes qui reçoivent de l’aide sociale, dans les quartiers centraux. La pauvreté suit des mouvements sociaux et démographiques plus larges.
La situation actuelle
Le climat économique actuel a exacerbé le problème de la pauvreté. La hausse des loyers, l’inflation et le coût de la vie en général ont rendu de plus en plus difficile, pour beaucoup, de joindre les deux bouts. Plus d’un million de Québécois peinent à s’en sortir chaque mois. Parmi eux, 50 % vivent dans la pauvreté, tandis que les autres 50 % sont dans une situation précaire, juste au-dessus du seuil de faible revenu. La région du Grand Montréal abrite plus de la moitié de la population pauvre du Québec, avec 315 000 personnes vivant avec de faibles revenus et plus de 200 000 gagnant à peine plus, de 24 000 à 26 000 dollars par an.
Une étude de Léger, menée au Québec en septembre 2024 en collaboration avec Centraide, a révélé que 18 % des répondants ont vécu une situation de pauvreté au cours des 12 derniers mois, et 30 % connaissent quelqu’un de proche qui a été touché par la pauvreté. Certains groupes sont particulièrement affectés, y compris les individus âgés de 35 à 54 ans et ceux dont le revenu familial est inférieur à 40 000 dollars. Les travailleurs et les étudiants sont plus touchés par la pauvreté que les retraités.
La pauvreté n’est pas seulement un manque de ressources matérielles; elle apporte aussi un stress constant et une isolation sociale. L’indice d’anxiété financière (avril 2024) montre que la moitié des Québécois (48 %) font face à des niveaux d’anxiété significatifs, et 86 % ressentent de l’anxiété à divers degrés.
Pauvreté, précarité, vulnérabilité : définitions
La manière dont nous définissons la pauvreté a évolué, particulièrement au cours des cinq dernières années. Aujourd’hui, il est crucial de revoir notre façon d’appréhender cette réalité complexe qui touche de plus en plus de gens. Il est temps d’ouvrir les yeux sur une nouvelle réalité qui vient avec de nouvelles définitions.
Je veux donc vous parler de vulnérabilité, de précarité et de pauvreté.
La vulnérabilité réfère à la capacité réduite d’une personne à affronter des crises économiques ou sociales. Une personne vulnérable est donc plus exposée aux impacts négatifs de situations telles qu’une perte d’emploi ou une maladie, car elle dispose de moins de ressources pour s’en protéger. La vulnérabilité couvre un large éventail de facteurs, y compris sociaux, économiques et psychologiques. Une personne vulnérable n’est pas obligatoirement pauvre ou en situation précaire, mais peut le devenir lors d’une crise ou d’un choc. Ainsi, la vulnérabilité prend également en compte la capacité de résilience face à divers événements.
La précarité désigne une situation d’instabilité ou de vulnérabilité sur les plans social, financier ou matériel. Les personnes en situation de précarité n’ont pas assez de moyens pour assurer leur avenir, ce qui les met à risque de basculer dans la pauvreté en cas de problème.
La pauvreté désigne une situation où une personne n’a pas les ressources nécessaires pour satisfaire ses besoins essentiels: se nourrir, se loger, se vêtir, se déplacer. La plupart du temps, cela implique de vivre au jour le jour et de s’inquiéter de l’avenir. C’est subir un stress constant et, trop souvent, un isolement qui amène son lot de problématiques supplémentaires.
Les graves crises sociales que nous vivons en ce moment – pensons en particulier à celle du logement – ont comme résultat de précipiter plusieurs personnes vulnérables dans la précarité.
Au cours des deux dernières années, lors de mes rencontres avec les organismes communautaires et des donateurs, j’ai beaucoup utilisé l’expression « personnes en situation de vulnérabilité » pour décrire l’impact de la pandémie et de l’inflation sur les personnes ayant moins de ressources financières.
Les graves crises sociales que nous vivons en ce moment – pensons en particulier à celle du logement – ont comme résultat de précipiter plusieurs personnes vulnérables dans la précarité. On pourrait aussi évoquer la multiplication des emplois précaires, ainsi que la crise climatique. Pensons par exemple à quelqu’un qui perdrait le contenu de son réfrigérateur à la suite d’une tempête sévère, et se retrouverait en banque alimentaire parce qu’il n’aurait pas les ressources nécessaires pour regarnir son garde-manger.
Moderniser les indicateurs de pauvreté
Centraide soulève donc la question de savoir s’il n’est pas venu le temps d’évaluer nos mesures de la pauvreté.
Le taux officiel de pauvreté, selon la Mesure du panier de consommation (MPC), est en baisse. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de personnes en situation d’itinérance dans nos rues, et les banques alimentaires n’ont jamais été aussi fréquentées. Cette divergence entre la réalité et les données statistiques suggère que la MPC pourrait sous-estimer l’étendue réelle de la pauvreté. La MPC laisse de côté de nombreuses personnes qui sont juste au-dessus du seuil de pauvreté officiel mais vivent dans une grande précarité.
Statistique Canada révise actuellement la MPC. Certains proposent d’utiliser d’autres indicateurs pour évaluer la pauvreté, tels que l’indice de privation ou la mesure des faibles revenus. Bien qu’aucun indicateur ne soit parfait, la MPC fixe le seuil de pauvreté au niveau le plus bas. La fiche d’information du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale sur le projet de loi proposé indique à juste titre que « plusieurs aspects du système ne sont plus adaptés à la réalité d’aujourd’hui » et qu’une « modernisation est devenue nécessaire ». Centraide recommande que l’indicateur de notre performance collective en matière de lutte contre la pauvreté soit lui aussi modernisé. Il faut viser la lutte contre la pauvreté et l’exclusion en elles-mêmes, et non seulement la réduction du nombre de personnes « statistiquement » pauvres.
Il faut viser la lutte contre la pauvreté et l’exclusion en elles-mêmes, et non seulement la réduction du nombre de personnes « statistiquement » pauvres.
La pauvreté est un problème aux multiples facettes qui touche les individus de manières différentes. C’est une menace constante qui façonne la vie quotidienne de trop nombreuses personnes. La lutte contre la pauvreté nécessite une approche globale qui tient compte des défis particuliers auxquels sont confrontées les différentes populations. Il y a un besoin urgent de logements sociaux et abordables, ainsi que de soutien aux personnes itinérantes et aux personnes en situation précaire.
Lutter contre la précarité : une urgence sociale
C’est en s’attaquant à la fois aux causes et aux effets de la pauvreté que nous pourrons créer une société plus solidaire. S’il y a un endroit où nous ne devons pas niveler par le bas, c’est bien dans la lutte contre la pauvreté. Car ce nivellement fait en sorte de grossir les rangs de celles et ceux qui ne disposent pas de toutes les ressources nécessaires pour améliorer leur sort.
Revenons à notre petite famille du début. Plus de 50 % de ses revenus est consacré au logement. Il ne lui reste presque rien pour traverser le reste du mois, incluant les fournitures scolaires du petit. C’est l’exemple parfait d’une situation de précarité, comme la vivent 500 000 autres familles au Québec. Une précarité qui ne laisse place à aucune mauvaise surprise, aucune marge de manœuvre.
Je n’ai encore rencontré personne qui se disait heureux de compter sur les banques alimentaires pour assurer sa survie. Au contraire: toutes les personnes que je rencontre souhaitent exercer leur pleine citoyenneté et contribuer à la société, la tête haute et en toute dignité.
Il est important de reconnaître que la pauvreté ne se limite plus à une image stéréotypée. Elle touche désormais des familles et des personnes de tous les horizons. La modernisation des indicateurs de pauvreté et une approche globale et inclusive sont essentielles pour répondre efficacement à cette réalité complexe. En travaillant ensemble, nous pouvons espérer bâtir une société plus juste et solidaire, où chacun a la possibilité de vivre dignement, sans craindre pour son avenir.