Fin 2014, des fondations québécoises se sont réunies en réponse à des mesures de rigueur budgétaire annoncées par le gouvernement québécois. Elles craignaient que ces mesures aient des répercussions négatives importantes sur les organismes et regroupements communautaires et pour les lieux de concertation porteurs des démarches de développement intégré dans les territoires, et, par ricochet, sur des centaines de milliers de citoyens qui se verraient privées d’options pour sortir de la pauvreté.
En bref, elles craignaient que ces restrictions budgétaires mettent en péril certains progrès réalisés au Québec pour freiner la croissance des inégalités, tendance en progression au cours des dernières décennies au Canada et dans le monde .
Ces fondations savaient bien qu’elles n’avaient ni les moyens ni le pouvoir de réparer les torts anticipés. Les ressources des fondations, même combinées, ne représentent qu’une infime partie de l’argent que l’État peut consacrer aux programmes publics. Elles voulaient exprimer leur opposition à toute émergence de discours public qui laisserait entendre qu’elles seraient capables d’intervenir et de combler le vide laissé par ces compressions. D’un autre côté, elles estimaient qu’elles devaient intervenir et se faire entendre dans le débat public portant sur les choix de société à faire, sur les engagements que les citoyens étaient prêts à prendre collectivement pour réduire les inégalités, et sur le rôle de l’État dans la mise en œuvre de politiques publiques reflétant cette volonté. La contribution optimale du secteur à but non lucratif – de l’action communautaire, de l’économie sociale et de la philanthropie – ne pourrait se réaliser qu’à partir d’un fondement solide de politiques publiques et de protections sociales.
C’est dans ce contexte que le Collectif des fondations québécoises contre les inégalités est né. Le Collectif est un réseau informel de 15 à 20 fondations publiques et privées de tailles différentes, dont les actifs varient entre 300 000 $ et 2 milliards $. La plupart des fondations membres du Collectif exercent leurs activités au Québec, bien que certaines soient également actives ailleurs au Canada.
Au cours des années suivantes, le Collectif a rédigé des lettres ouvertes et a présenté des mémoires politiques conjoints au nom de ses membres, réitérant à chaque fois ses espoirs et ses attentes que le gouvernement du Québec utilise tous les outils à sa disposition – dont l’imposition et la redistribution – pour réduire les inégalités.
La relation ambiguë des fondations philanthropiques avec les inégalités
Les fondations du Collectif étaient conscientes qu’il y avait un certain paradoxe au fait de prendre position publique en faveur d’une fiscalité plus progressive et de mesures de redistribution plus fortes. Comment, en tant que fondations, pouvaient-elles en toute légitimité défendre cette position alors qu’elles pourraient elles-mêmes être considérées comme étant à la fois les produits et les bénéficiaires des inégalités?
Cette question se posait dans un contexte où les fondations privées, en tant que produits de la richesse accumulée, faisaient l’objet d’un examen public accru. Au Québec en particulier, l’importance croissante des grandes fondations privées au cours des deux dernières décennies avait été reçue avec une certaine méfiance par des acteurs du milieu communautaire.
En-dehors du Québec, des voix critiques telles que celle d’Anand Giridharadas affirment que la philanthropie agit pour cautionner, légitimer et amplifier les inégalités – les rendant plus acceptables si les riches semblent disposés à redistribuer volontairement une partie de leur richesse.
Sur le plan international, un récent rapport de l’OCDE passant en revue le traitement fiscal des entités philanthropiques et des dons de bienfaisance dans 40 pays attire l’attention sur les préoccupations émergentes dans certains pays, selon lesquelles les pratiques actuelles pourraient donner à un petit nombre de bienfaiteurs fortunés une influence disproportionnée sur l’affectation des ressources publiques, et appelle les gouvernements à trouver le juste équilibre entre la sauvegarde des systèmes fiscaux et la poursuite du soutien au secteur.
Ces critiques et ces débats ont gagné en popularité au Canada, où, depuis 2020, la pandémie accentue et exacerbe les disparités sur le plan des revenus et de la richesse. Des appels ont été lancés pour instaurer un impôt sur la fortune afin de freiner cette tendance et de générer des revenus indispensables aux investissements publics.
Dans ce contexte, certains intervenants ont attiré l’attention sur les 80 milliards $ d’actifs présents dans les fonds de dotation des fondations canadiennes en demandant à leurs détenteurs d’augmenter les montants versés annuellement en dons et subventions et au gouvernement d’augmenter le contingent des versements fixé par la réglementation.
Le traitement fiscal des fondations faisait déjà l’objet de questions et de débats publics avant même l’arrivée de la pandémie. Des observateurs critiques ont souligné que les contribuables subventionnent jusqu’à 53 % des dons caritatifs – pour des montants qui peuvent s’élever à des centaines de millions de dollars dans le cas de certains dons exceptionnels. (Le taux de crédit d’impôt appliqué aux dons de bienfaisance varie selon la province et selon le montant du don; le taux de 53 % représente le crédit d’impôt fédéral et provincial appliqué au Québec aux dons de plus de 200 000 $.) Des intervenants tels que Brigitte Alepin revendiquent depuis plusieurs années des réformes fiscales comportant l’imposition des actifs des fondations privées.
Une Déclaration d’engagement pour encourager la philanthropie à accroître la cohérence et l’impact de son action à l’égard des inégalités
Devant ces tendances et dans ce contexte d’examen accru des fondations philanthropiques, les membres du Collectif se sont interrogés : Comment pouvaient-ils être sûrs qu’ils ne contribuaient pas en fait au problème des inégalités? Que pourraient-ils faire en tant que fondations pour s’assurer d’avoir la contribution la plus utile possible à la lutte contre les inégalités?
Le Collectif a décidé de s’attaquer de front à ces questions et de chercher des réponses qui lui permettraient d’apporter le point de vue de fondations mobilisées et porteuses d’une réflexion critique aux débats en cours.
Comme point de départ, il se devait de reconnaître la volonté largement partagée au sein de la société canadienne de valoriser et d’encourager les contributions privées au bien public – une réalité qui se reflète dans le cadre réglementaire favorable à la philanthropie et aux dons de bienfaisance. Les membres du Collectif ont également reconnu que les fondations bénéficient de subventions fiscales représentant le soutien des contribuables à leurs activités, et de ce fait qu’elles doivent chercher à maintenir la confiance du public. À cet égard, ils ont reconnu que leur légitimité en tant qu’institutions n’est pas conféré de droit, mais quelque chose qui se mérite en continu.
Ils ont également reconnu que les diverses préoccupations soulevées ont une légitimité – que les fondations philanthropiques entretiennent effectivement une relation ambiguë avec l’inégalité. D’un autre côté, des intervenants proches du secteur font valoir que les fondations peuvent contribuer de manière significative aux efforts visant à résoudre les problèmes d’inégalité.
Au travers une démarche d’analyse et de dialogue au sein de chacune de leurs organisations, les membres du Collectif ont défini un ensemble de principes et de règles de base pour accroître la cohérence et l’impact de leur action au regard de la réduction des inégalités – des balises les encourageant à reconnaître et investir les domaines de contribution spécifique qui leur reviennent en tant que fondations, à agir pour maintenir et accroître la confiance du public et, surtout, à travailler activement à la réduction des inégalités plutôt qu’à leur maintien ou à leur accroissement.
Le résultat de cette démarche est une Déclaration d’engagement à laquelle la grande majorité des fondations membres du Collectif ont adhéré (la liste des fondations signataires de la Déclaration figure ci-dessous). La première partie de la Déclaration invite les fondations à affirmer un rôle pour elles-mêmes qui soit à la fois distinct et complémentaire de celui des autres acteurs, dont l’État. Elle met ensuite les fondations au défi de faire la démonstration de leur contribution tangible au bien commun, à rendre compte de leur action auprès du public, et de faire preuve d’un engagement continu à améliorer l’impact et la cohérence de leur action.
La deuxième partie énonce trois principes de base pour orienter les fondations qui cherchent à accroître la cohérence de leur action pour réduire les inégalités :
- veiller à ce que la mission, les valeurs et les priorités de soutien de la fondation soient en cohérence avec une orientation redistributive;
- adopter des politiques et des pratiques visant à distribuer le pouvoir dont elle dispose en tant que fondation et de mieux le mettre au service des groupes et des communautés qu’elle cherche à soutenir, et en particulier celles qui mènent des efforts pour transformer les conditions qui les excluent et les marginalisent;
- veiller à ce que leurs investissements soutiennent des pratiques économiques et sociales qui atténuent ou réduisent les inégalités, et désinvestir de celles qui ont l’effet inverse.
Plusieurs engagements présents dans la Déclaration font écho à d’autres appels à l’action, tels que celui du Trust-Based Philanthropy Project. Le Collectif reconnaît ces influences ; depuis environ cinq années, un mouvement de fond serait en train de transformer l’éthique du secteur philanthropique pour privilégier l’établissement de relations de confiance authentiques, la poursuite d’objectifs de justice sociale et des pratiques visant à mieux partager le pouvoir. En ce sens, la démarche du Collectif et la Déclaration qui en découle sont bien le reflet de leur temps.
La Déclaration d’engagement du Collectif présente en même temps quelques caractéristiques uniques qui le distinguent aux yeux de ses premières fondations signataires :
- Il aborde de façon globale un ensemble de domaines d’action des fondations – non seulement leurs activités subventionnaires et leurs programmes, mais aussi leur gouvernance, leur positionnement stratégique et leurs politiques et pratiques d’investissement.
- La Déclaration introduit la notion d’une « empreinte inégalités » que les fondations peuvent augmenter ou diminuer par leurs actions. Inspirée du concept d’empreinte carbone (la quantité d’émissions de gaz à effet de serre qui peut être attribuée à des activités humaines précises), l’empreinte inégalités d’une fondation peut être comprise comme le bilan des effets positifs, négatifs et neutres de toutes ses activités sur les inégalités sociales et économiques. Dans la Déclaration, l’angle de « l’empreinte inégalités » est appliqué à des cibles et à des niveaux d’engagement différents. D’une part il aborde la responsabilité sociétale des fondations et les invite à agir intentionnellement, à travers leurs programmes philanthropiques et leurs investissements, pour s’attaquer aux facteurs sociaux et économiques contribuant à produire les inégalités. D’autre part il invite les fondations à examiner comment leurs propres pratiques maintiennent ou aident à défaire des rapports de pouvoir inégaux avec les organismes et collectivités qu’elles soutiennent.
- La Déclaration est proposée comme une invitation à s’engager dans un parcours. Il n’y a pas de critères minimaux à remplir au départ; elle demande plutôt à ses signataires d’accepter de cheminer afin de mettre en œuvre une série d’engagements initiaux. Le processus pour le faire est interne à chaque fondation, et il n’y a pas de « bulletin » qu’elle doit partager à l’externe. Les fondations qui adhèrent sont plutôt invitées à évaluer leurs propres orientations et activités à la lumière des « Engagements pour commencer » qui figurent dans la Déclaration, à se fixer des objectifs et des cibles pour progresser et à examiner périodiquement leur progrès.
Pour les membres du Collectif, la démarche en soi d’analyse et d’engagement menée au sein de leurs organisations et dans l’espace réseau du Collectif a été aussi importante que le résultat qu’elle a livré. Sa souplesse a permis à chaque fondation de l’entreprendre à sa propre façon et en respectant son point de départ. Annie Gauvin, directrice générale de la Fondation Berthiaume-du-Tremblay , décrit comment la Déclaration a amené les membres de son conseil d’administration à réfléchir à l’obligation éthique qu’avait la fondation d’évaluer les impacts de ses dons afin de s’assurer d’agir sur les causes des inégalités qui touchent les aînés. Ils se sont également repenchés sur le bon équilibre à trouver entre leur responsabilité d’assurer la pérennité de la mission, et celle de fiduciaire des investissements visant à assurer un rendement suffisant pour la poursuite de leurs activités.
Pour plusieurs fondations signataires, le processus d’adhésion à la Déclaration a mobilisé toutes les parties prenantes de l’organisation – y compris les gestionnaires, le conseil d’administration, les équipes dédiées aux programmes et l’équipe des investissements. Ensemble, ces parties prenantes ont examiné comment les pratiques de l’organisation — la gouvernance, les orientations philanthropiques, les communications, les relations avec les partenaires et les pratiques d’investissement — prises ensemble, pouvaient produire « l’empreinte inégalités » de la fondation, et ensemble elles ont commencé à envisager des actions à entreprendre pour réduire cette empreinte.
Beth Hunter, directrice de programme à la Fondation McConnell jusqu’à la fin septembre 2021, décrit deux des étapes entreprises au cours de la démarche d’adhésion de la fondation : « Dans le cadre d’un atelier réunissant le personnel de tous les services, on a approfondi l’analyse de notre action par rapport à chacun des « Engagements pour commencer » de la Déclaration. Cette évaluation a ensuite été présentée au conseil d’administration pour lui permettre d’avoir une vision claire de ce que l’organisation faisait déjà et de ce sur quoi elle pouvait s’engager à travailler à l’avenir. »
Elle ajoute que le fait de réunir ainsi les équipes des différents services a permis de mettre en lumière certaines pratiques particulièrement prometteuses : « On a pu constater qu’un programme en particulier donne vraiment l’exemple des bonnes façons de faire pour entrer en relation avec les organismes partenaires potentiels, et que le reste de l’organisation pourrait gagner à l’imiter. »
Prochaines étapes
Pour les fondations signataires de la Déclaration, le processus se poursuit au-delà de la décision d’adhérer. Elles ont exprimé le souhait que le Collectif soutienne les suites à donner, en agissant comme espace d’échange et d’apprentissage entre pairs sur les bons coups et les défis. Certains ont évoqué la possibilité que l’espace du Collectif puisse aussi favoriser la mutualisation d’efforts pour mettre de l’avant certaines nouvelles pratiques d’investissement nommées dans la Déclaration d’engagement. Jacques Bordeleau, directeur général de la Fondation Béati et porte-parole du Collectif, élabore à ce sujet : « Le fait de savoir que nous avons cet espace au sein duquel nous partageons ces aspirations communes et où on va pouvoir faire le suivi périodique de nos progrès, ça va aider à maintenir l’engagement dans le temps des organisations signataires. Je pense que cela nous pousse à nous fixer de véritables objectifs et à leur donner suite. »
À quelques moments pendant leur processus d’adhésion, quelques dirigeants et administrateurs de fondations membres ont exprimé leur souhait que la Déclaration d’engagement puisse rayonner plus loin que le Collectif pour rejoindre d’autres fondations au Québec et au Canada, et pour les inviter elles aussi à y adhérer. La Fondation Béati était de ce nombre. « En faisant rayonner la Déclaration, les membres de notre conseil d’administration y ont vu le potentiel d’influencer positivement les pratiques de leurs pairs et de donner encore plus d’élan à la Déclaration; en élargissant le cercle des fondations qui adhèrent on accroît aussi le répertoire des pratiques à considérer en lien avec les engagements », déclare M. Bordeleau.
Le Collectif s’est engagé dans cette voie. Il a traduit la Déclaration en anglais et lancé un microsite bilingue pour la faire connaître et pour inviter d’autres fondations à se l’approprier et à entreprendre leur propre processus pour y adhérer. Il a également produit un recueil d’exemples de la mise en application de ces engagements par des fondations canadiennes et québécoises.
Conclusion
Pour les fondations prises une par une, la Déclaration peut s’avérer un précieux outil de sensibilisation et de mobilisation des diverses parties prenantes au sein de leur organisation, dans l’objectif d’accroître la cohérence interne des pratiques autour de valeurs et de visées communes.
Cependant, comme c’est le cas pour le concept d’empreinte carbone, la notion « d’empreinte inégalités » a ses limites si elle ne dépasse pas le cadre de l’action individuelle, si elle n’est utilisée par des fondations que pour examiner leurs propres pratiques. L’intention de la Déclaration n’est pas d’envoyer le message que la lutte contre les inégalités est une affaire de responsabilité individuelle des fondations – ou pire, de se livrer à un exercice de « blanchiment réputationnel » pour le secteur philanthropique. Si l’effet de la Déclaration se réduisait à cela, ce serait un échec, estime M. Bordeleau.
Les inégalités sociales et économiques sont avant tout un problème d’action collective, et les membres du Collectif des fondations maintiennent que les politiques publiques demeurent un des leviers les plus structurants pour agir sur les causes des inégalités. Tout en reconnaissant l’importance de mener un processus de dialogue interne sur la question de son empreinte inégalités, le Collectif espère que l’invitation à adhérer à la Déclaration puisse susciter une prise de conscience quant à la contribution collective que les fondations pourront faire à la lutte contre les inégalités, et qu’elle suscite de la volonté et de l’élan en faveur des efforts collectifs nécessaires pour amener les changements systémiques sur le plan des politiques publiques et des pratiques d’investissement privé qui feront reculer les inégalités.
Liste des fondations qui ont adhéré à la Déclaration (à la date de publication de l’article) :
- Centraide du Grand Montréal
- Centraide Québec Chaudière-Appalaches et Bas-St-Laurent
- Centraide Régions Centre-ouest du Québec
- Fondation Béati
- Fondation Berthiaume-du-Tremblay
- Fondation Dufresne et Gauthier
- Fondation de la famille Trottier
- Fondation François Bourgeois
- Fondation du Grand Montréal
- Fondation Lucie et André Chagnon
- Fondation McConnell
- Fondation Solstice
- Mission Inclusion
- Fondation Mirella et Lino Saputo
Nancy Pole anime et coordonne le Collectif des fondations québécoises contre les inégalités depuis 2017. Au cours de sa vie professionnelle, elle a soutenu l’action de nombreux réseaux, partenariats et initiatives concertées dans les secteurs philanthropique, communautaire et de l’économie sociale.