Lorsque les revenus de placements reculent : Les fondations et les gestionnaires de portefeuille traversent un nouveau genre de crise des marchés

Guider les fondations aux prises avec les catastrophes que subissent les marchés, il n’y a là rien de nouveau pour Michael Quigley. Il a commencé à gérer son premier portefeuille de fonds de dotation en août 1997 — deux mois avant le crash des marchés boursiers de cette année-là. Puis ce fut la longue crise financière et le « crash éclair » de 2010.

Les crises sur les marchés financiers sont toutes différentes, dit-il, mais celle-ci semble particulièrement unique. « Lorsqu’il s’agit d’un problème financier, les gens de l’industrie pensent qu’ils peuvent établir un modèle et trouver une solution. En ce cas-ci, c’est un problème médical. La plupart des CFA [analystes financiers agréés] ne savent pas comment établir un modèle pour un virus. »

Vice-président exécutif chez Fiera Capital, à Montréal, Michael Quigley gère les placements de fondations, de caisses de retraite et d’institutions. Comme la plupart de ses collègues, il a passé les deux derniers mois à calmer la nervosité de la clientèle et à imaginer des scénarios concernant la réponse des marchés face au recul causé par la COVID-19. Après avoir connu la plus forte baisse de son histoire, la Bourse de Toronto a rebondi mais a tout de même perdu 15 % de sa valeur cette année, et bon nombre de fondations et d’organismes de bienfaisance craignent de ne pas pouvoir financer leurs engagements sans piger dans leur capital.

La crise frappe très durement le secteur sans but lucratif : non seulement la valeur des fonds de dotation s’est effondrée, mais les activités de collecte de fonds et de bénévolat sont fortement restreintes. « C’est un double coup dur », dit Marcel Lauzière, PDG de la Fondation Lawson. « Nous éprouvons des problèmes financiers, alors que s’intensifie la demande pour les services du secteur. »

Pour couvrir leurs dépenses, soutenir la croissance à long terme et verser l’argent des subventions, les fondations comptent sur les placements. « Mais ils sont bien inférieurs à ce qui était prévu à ce stade-ci, quelle que soit la politique de la fondation », ajoute-t-il.

Anthony Messina, chef de la gestion privée de patrimoine chez Guardian Capital Advisors, à Toronto, mentionne une autre complication : les marchés boursiers avaient atteint un niveau record en février, scénario qui profite habituellement aux fondations parce que les gens fortunés font don de leurs actions afin de réduire leurs gains en capital. « Malheureusement, cinq semaines plus tard, beaucoup de ces gains en capital s’étaient évaporés, tout comme la probabilité de ces dons d’actions. »

Ainsi que le savent la plupart des investisseurs institutionnels, le succès d’une stratégie de portefeuille ne repose pas sur le rendement en période de forte croissance, mais sur le rendement lors de la chute des marchés. Ce qui est particulièrement crucial pour les fondations. Un fonds de pension promet de verser des prestations de retraite pendant les prochains 20 à 30 ans, ce qui lui donne le temps de compenser l’effondrement des marchés, souligne Michael Quigley. « Un fonds de dotation s’engage à financer les engagements d’une organisation cette année, aussi la stabilité des rendements et la gestion de la baisse des marchés sont encore plus importantes. »

Comment donc les fondations et les gestionnaires de portefeuille expérimentés s’y prennent-ils pour traverser cette crise?

La priorité, c’est de ne pas réagir de façon impulsive. « Quiconque investit dans les marchés de capitaux doit s’attendre à connaître parfois d’importants ressacs », indique Greg Rodger, qui travaille avec des fondations familiales en tant que responsable des placements chez HighView Financial Group, à Oakville (Ontario). « Lorsque nous constituons des portefeuilles, nous gardons toujours à l’esprit que le marché va se replier. »

Les conseillers ont informé leurs clients au sujet des développements des marchés, tout en les mettant en garde contre la vente. « Une des maximes employées sur Bay Street, c’est que lorsque vous vous faites couper les cheveux, c’est mieux de rester tranquillement assis », dit Anthony Messina. Étant donné que d’importantes fluctuations des marchés peuvent déstabiliser un portefeuille comportant 60 % d’actions et 40 % de titres à revenu fixe, les équipes de placement évaluent les investissements en fonction de leurs mandats alors que les premiers mouvements des marchés se stabilisent.

Jusqu’à maintenant, les gestionnaires financiers interviewés pour cet article ont constaté peu de panique, surtout au sein des fondations importantes qui possèdent de solides comités de gouvernance et de bonnes politiques en matière de placements et de dons. La Fondation Lawson, par exemple, n’a pas apporté de changements, précise Marcel Lauzière.

Ted Garrard, PDG de la Sick Kids Foundation, dit lui aussi que la réponse a été calme : « Nous suivons depuis longtemps une approche axée sur la valeur de l’investissement, en tenant des positions à long terme. » Le comité de placement de la fondation (mené par Prem Watsa, un investisseur milliardaire) est fidèle aux gestionnaires, malgré les hauts et les bas. « Lorsque surviennent des corrections, nous ne paniquons pas, affirme Ted Garrard. Selon notre expérience, à long terme, il y a beaucoup d’occasions d’achat après les corrections des marchés. »

En fait, à la fin-mars, les gestionnaires des fonds de dotation de cette fondation commençaient à acheter des actions d’entreprises dont la valeur avait chuté. « La différence d’avec 2008-2009, c’est qu’à cette époque nous étions revenus tout d’un coup [sur le marché], ajoute-t-il, mais maintenant nous sommes sélectifs et nous nous assurons que les fondamentaux des entreprises sont solides. »

Toutefois, c’est difficile pour beaucoup d’organismes de bienfaisance et de plus petites fondations. Jennifer Bent, directrice et gestionnaire de portefeuille en gestion privée de patrimoine pour la firme de placements Jarislowsky Fraser, remarque que les fondations les plus touchées sont probablement celles qui dépendent principalement des frais associés aux programmes ou des revenus d’événements. « Dans ces situations, il faut surtout comprendre et planifier à court et à moyen terme les besoins de liquidités. »

Elle ajoute que, en ce qui a trait aux subventions, certaines fondations sont devenues « plus stratégiques relativement au calendrier des versements », tandis que d’autres puisent dans leur réserve de liquidités, « une pratique qui s’est avérée particulièrement utile à l’occasion de la pandémie et de ses nombreuses conséquences imprévues ».

Alors que des fondations ont reporté à une autre année des dépenses de programme, d’autres (surtout des fondations au service de populations vulnérables) augmentent leurs subventions. Par exemple, Marcel Lauzière rapporte que la Fondation Lawson a retardé jusqu’en 2021 la plupart de ses initiatives stratégiques, et utilisera l’argent ainsi libéré pour aider des organismes récipiendaires à financer une réponse d’urgence.

Bruce Lawson, PDG de The Counselling Foundation of Canada (CFC), dit que les fondations avec lesquelles il travaille dépensent davantage, malgré les pertes sur les marchés, à cause de l’urgence de la situation. « J’ai entendu dire que les fondations avaient battu en retraite en 2008 et n’avaient pas été actives », précise-t-il. Aujourd’hui, il constate que de nombreux organismes trouvent des façons de distribuer plus d’argent que ce à quoi ils s’étaient engagés. Bien que CFC ait accordé toutes les subventions prévues cette année, Bruce Lawson affirme que l’organisme a ajouté de l’argent à son bassin de dons et envisage de mettre en place un programme de garantie de prêt.

En certains cas, les fondations ont besoin de capital pour honorer leurs engagements. Les « fonds désignés » sont habituellement assortis de conditions quant à la façon d’utiliser ou d’investir cet argent, et Andrew Valentine, un partenaire du cabinet juridique torontois Miller Thomson, recommande de vérifier si ces restrictions permettent une certaine souplesse. À la fin-mars, l’Ontario a émis des directives temporaires pour les fiduciaires et les tuteurs publics, afin de permettre aux organismes de bienfaisance menacés de fermeture d’avoir accès au revenu et au capital des fonds désignés. Ailleurs, souligne-t-il dans un blogue, un organisme de bienfaisance peut appliquer le principe de « récupération » si sa situation est « si désespérée qu’il ne sera pas en mesure de poursuivre ses activités à moins d’empiéter sur ses fonds désignés ».

Pendant ce temps, des professionnels en placement examinent comment ce ralentissement peut affecter les marchés et leurs stratégies de portefeuille. Chez Fiera, par exemple, une équipe établit des scénarios. Un scénario suppose qu’un médicament existant est approuvé pour le traitement de la COVID-19, et que l’économie commencera à redémarrer cet été. Un deuxième scénario se base sur la disponibilité d’un vaccin, ce qui prendra de 12 à 18 mois et impliquera une plus longue période de stagnation.

« Vous devez éliminer des scénarios pour en conserver un nombre gérable, selon les probabilités estimées pour chacun », dit Michael Quigley, l’objectif étant d’avoir « précisément tort, mais approximativement raison ». Ces conclusions orienteront ensuite les décisions des gestionnaires de fonds de dotation quant au moment où commencer à positionner les portefeuilles en vue d’obtenir des gains, au lieu de penser à prévenir les pertes.

Pendant des années, de nombreuses fondations et institutions ont suivi le modèle Yale, une stratégie de placement élaborée par les gestionnaires financiers de cette université. Cette approche, qui a produit des rendements supérieurs, fait en sorte qu’une part significative des placements délaisse les actions et les obligations au profit de l’immobilier, de l’infrastructure, de l’agriculture et des actifs non traditionnels. L’approche est populaire depuis la crise financière, en une période où les bas taux d’intérêt ont réduit les rendements.

Aujourd’hui, quelques fondations clientes de Fiera possèdent des actions dans un service de traversiers écossais, le réseau électrique espagnol et des producteurs de sirop d’érable du Vermont — et elles s’estiment probablement chanceuses. Les portefeuilles comportant des biens immobiliers alternatifs ont probablement évité le pire de la crise des marchés. Non seulement les portefeuilles de biens immobiliers de Fiera ont-ils produit un rendement de 6 à 7 %, dit Michael Quigley, mais « les biens immobiliers sont très avantageux lors d’un repli des marchés. Tandis que les marchés sont en mauvaise posture, nos activités dans l’industrie du coton en Australie sont profitables. »

Une fondation devrait viser des distributions de fonds provenant de revenus de placement, affirme Greg Rodger, de HighView, qui recommande une combinaison d’actions, d’obligations et de placements à haut rendement, par exemple, des revenus tirés de l’immobilier commercial ou des placements privés qui génèrent un rendement. HighView alloue diverses parts des portefeuilles des fondations à ces composantes de base.

« L’exposition aux investissements alternatifs non négociés sur les marchés publics réduit le risque de diminution du capital, dit-il. Les fondations qui n’ont pas adopté cette approche doivent être plus stressées en ce moment. » Les plus petites fondations dont le portefeuille ne comprend pas de fonds alternatifs peuvent encore atténuer les effets de la volatilité des marchés tout en maintenant un rendement acceptable, par exemple grâce à des fonds investis dans l’immobilier commercial, dont les niveaux d’entrée sont inférieurs à 1 million de dollars.

Mais tout comme ce n’est pas le moment de vendre des actions, ce n’est pas le moment de changer de conseillers ou de revoir ses politiques de placement. « Il aurait fallu le faire il y a trois ou cinq ans, pour être en meilleure posture aujourd’hui », souligne Anthony Messina. « C’est lorsque les choses sont calmes qu’il faut entreprendre ce travail. »

Au cours des prochains mois, on discutera probablement beaucoup de la gestion des conseillers en placement en vue de protéger le capital des fondations. Dans la foulée de la crise financière de 2008, mentionne Anthony Messina, des fondations ont restructuré leurs comités de placement et changé les gestionnaires de portefeuille après avoir réalisé leur surexposition aux marchés d’actions. Alors qu’il siège au CA de la Mackenzie Health Foundation, il précise : « En général, le PDG d’une fondation n’est pas un professionnel en placement, et compte sur les compétences du CA et du comité de placement. Et les professionnels en placement ne manquent pas d’égo. »

Lorsque l’économie reprendra un cours un peu plus normal, les CA des fondations devraient s’attaquer à la vérification de leurs politiques de placement : Comment en sommes-nous venus à choisir cette stratégie, cette combinaison d’actifs ou ce gestionnaire? Avons-nous évalué adéquatement notre goût du risque? L’avons-nous revu ces dernières années?

Si des changements sont nécessaires pour protéger les fonds de dotation contre de futures corrections, les CA devraient évaluer les gestionnaires financiers d’après leur bilan sur cinq ou dix ans, y compris lors de crises, recommande Anthony Messina. « Les comités de placement doivent être conscients que certains gestionnaires sont excellents lorsque les marchés s’emballent, mais non lorsqu’ils se contractent. » Idéalement, les gestionnaires doivent avoir de l’expérience dans la gestion de portefeuilles institutionnels et à valeur nette élevée. « Ça ne prend pas le même genre de compétences que pour des comptes personnels. »

En fait, Mark Fattedad, qui gère des portefeuilles institutionnels chez Jarislowsky Fraser, observe que les fondations devraient saisir cette occasion pour se concentrer davantage sur les risques et les opportunités dans les domaines environnemental, social et de gouvernance (ESG). « La pandémie actuelle nous a rappelé à tous pourquoi, lorsqu’on prend des décisions d’investissement à long terme, il est très important de tenir compte d’enjeux tels que le fonctionnement de l’ensemble de la société et la santé d’autres intervenants, dit-il. Ces éléments “non financiers” qui ont un impact sur l’ensemble de la société ont aussi eu un impact très profond et vaste sur les entreprises durant la pandémie. »

D’importants indicateurs de résilience et de qualité pourraient être, par exemple, les mesures d’une entreprise pour offrir des conditions de travail flexibles, le renforcement des mesures de sécurité, ou l’indulgence pour le financement des fournisseurs. « Du point de vue d’un investisseur, la capacité des entreprises à être souples et novatrices afin de répondre aux besoins de la société peut aussi les aider à mieux se positionner afin de profiter de la demande émergente dans un monde postpandémie », dit Mark Fattedad.

Quant à sa collègue Jennifer Bent, elle conseille aux fondations d’examiner leurs propres pratiques de gouvernance, pas seulement celles des entreprises dans lesquelles elles investissent : « On dit souvent qu’une bonne gouvernance, c’est comme boucler sa ceinture de sécurité. Souvent, on ne sait pas qu’on en a besoin — tant qu’on n’en a pas besoin. »

 

Note du rédacteur : Le secteur caritatif répond rapidement à l’impact croissant de la pandémie, pour ce qui est de la sensibilisation, des opérations et de la défense des intérêts. Au cours des prochaines semaines, The Philanthropist suivra l’actualité en plus de publier nos rapports et commentaires habituels concernant d’autres nouvelles d’intérêt pour les fondations, les organismes de bienfaisance et les OSBL.

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